Quiet Quitting, quel changement derrière le buzz ?

Arnaud D'Hoine
Quiet Quitting, quel changement derrière le buzz ?

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C’est ce que donne une recherche sur Google de l’expression « Quiet Quitting ».
Autant dire que depuis son apparition durant l’été 2022, le concept s’est répandu comme une traînée de poudre dans les sphères professionnelles avant d’envahir ad nauseam d’autres domaines… comme l’intimité de la vie de couple.

S’interroger face à un tel sujet est légitime, comme face à toute innovation lexicale terminant par « ing » et à plus forte raison quand l’origine est liée aux réseaux sociaux.

La « démission silencieuse » est-elle le caprice live-tweeté d’une génération digitale qui refuse les contraintes du travail comme on voudrait nous le faire croire, un épiphénomène sous la forme d’un énième buzzword monté en épingle par des éditorialistes en mal de clics, ou la manifestation crédible des attentes déçues des salarié·es face à un monde d’après qui tarde à venir ?

Et au fond, est-ce si nouveau que ça ? 

Enquêtons.

S'éloigner des injonctions 

Comprendre cette tendance implique tout d’abord d’aller faire un tour sur TikTok, ce qui s’apparente pour le quadragénaire que je suis à une expédition de Hobbits dans un Mordor numérique en 4K.  On y découvre que le hashtag #QuietQuitting pèse 205,5 millions de vues, et que son idée directrice se résume dans les 17 secondes de la vidéo d’un certain ZaidLeppelin : refuser la Hustle Culture et son cortège d’injonctions au toujours plus.

En choisissant de se limiter à l’exécution des tâches strictement prévues dans leurs descriptifs de poste, les quiet quitters entrent en résistance passive contre la culture dominante du surinvestissement, de la dévotion quasi obsessionnelle au travail, in fine du burn out. Comme le dit face caméra un utilisateur de la plateforme, « hors de question de se tuer à la tâche pour un job qui ne se soucie pas de moi en tant que personne » . Plutôt que d’avoir un travail autour duquel gravite tout le reste - statut social, vie personnelle, sentiment d’accomplissement… - ces salarié·es militent à travers leur désengagement pour la reprise en main de leurs vies professionnelle et personnelle ainsi que la protection de leur santé, notamment mentale.

Un désengagement qui n’a rien d’inédit 

Vouloir poser des limites dans l’exercice d’une fonction, demander à être rétribué à la mesure de son investissement et aspirer à ce que la loyauté fonctionne dans les deux sens, est-ce si dingue ou révolutionnaire que ça ?

Manifestement non. Le quiet quitting ne crée rien, il n’est que la dernière forme en date d’un désengagement déjà perceptible dans le Tangping né en Chine en 2021, ou la pratique plus ancienne du coasting dont on peut trouver des traces dès 2016.  Ces revendications n’ont rien d’inédites. Elles s’inscrivent dans une longue tradition de débats et d’opposition sur la nature même du travail : une souffrance dont il faut se libérer d’un côté, une source d’accomplissement et de développement de soi de l’autre. Mais il y a un twist: cette fois, il semblerait qu’il y ait un vrai changement de mentalité, qu’un point de non retour ait été atteint. Les idées s’expriment désormais clairement et frontalement. Voire effrontément ?
La pandémie a sans aucun doute joué un rôle de catalyseur dans l’accélération du phénomène. Choc sanitaire, social et économique, elle a d’une part montré qu’il était possible de travailler autrement, hors les murs d’une entreprise, en s’organisant plus librement pour faire face à une charge mentale grandissante. D’autre part en mettant en lumière des métiers essentiels, en 1ère ou 2ème ligne, ce faisant renvoyant certain·es à l’inanité de leurs fonctions. À peu de chose près ce que l’anthropologue américain David Graeber a baptisé les « jobs à la con » dès 2013.

Malgré les hochements de tête approbatifs de la majorité, cette reconfiguration du rapport au travail tarde à s’implanter durablement. Ajoutons à cela l’anxiété de l’incertitude ainsi qu’un renouvellement générationnel, le quiet quitting ne devrait pas surprendre. Ainsi aux Etats Unis, Gallup constate un effondrement du taux d’engagement dès 2021, avec près des 2/3 des salariés interrogés se déclarant « non engagés » et 20% affirmant être « activement désengagés ». En France, le même institut affiche dans son étude de 2022 un taux d’engagement des salariés aux alentours de 6%. C’est bas. C’est alarmant. Mais à part pousser des cris d’orfraies, qu’en faisons-nous ?

Pas grand chose. La culture dominante de la surperformance a ses hérauts qui au mieux compatiront, prôneront quelques actions cosmétiques pour gagner du temps et surtout ne pas s’emparer du fond du sujet en s’en prenant aux individus plutôt qu’aux organisations. Cela donne en substance un attelage assez hétéroclite de profils conventionnels de cadres, managers et dirigeants guidés par le « on a toujours fait comme ça donc pourquoi changer », de jeunes chef·es d’entreprise sauce Claire Despagne qui mesurent leur réussite aux mètres carrés d’une résidence secondaire que tout le monde devrait rêver d’avoir,  de personnalités médiatiques clivantes en recherche de buzz (l’avocate Sarah Saldmann) et de représentants politiques qui confondent punchlines et idées. 

En essayant de circonscrire le profil des quiet quitters putatifs à la GenZ, en assimilant les revendications à des jérémiades d’enfants gâtés ignorant les réalités du monde du travail, en opposant les personnes valeureuses qui « traversent la route » aux fainéants qui frôlent l’insubordination en choisissant un autre rapport au travail, en faisant la promotion d’une réussite matérielle au prix de semaine de 80 heures payées au lance-pierres, tout ce petit monde fait la démonstration de son incapacité à sortir de ses vieux modes de pensée et se trompe sur un point fondamental.

Le quiet quitting n’est pas un rejet du travail.

C’est un rejet de la soutenabilité du travail tel qu’il est conçu et vécu aujourd’hui, comme le précise la sociologue Dominique Méda, un rejet de certaines conditions d’exercice. Et ce n’est pas apparu du jour au lendemain. Les conséquences de la dégradation des conditions de travail sont documentées. Sur les 20 dernières années, la DARES et Pôle Emploi ont constaté qu’elles jouent un rôle beaucoup plus important dans les démissions:  50% d’entre elles dans les métiers en tension sont expressément liées à ces dernières.

En cela, la démission silencieuse est sans doute une décision plus rationnelle qu’on le pense, profitant d’une embellie relative et temporaire sur le marché du travail. 

C’est aussi et surtout la manifestation d’une fracture de la motivation et de l’engagement et une illustration du décalage de perception entre les entreprises et ses salarié·es. La motivation est interne, propre à chacun, elle préexiste et conditionne l’engagement et l’implication. Pourtant les organisations vont essentiellement mettre l’accent sur les deux derniers sans prendre le temps de se renseigner sur ce qui pousse intrinsèquement les gens à se lever le matin. Des pansements sur une jambe de bois, créant les dissonances entre la promesse et la réalité opérationnelle qui va nourrir ce désengagement tant redouté. Exemple, la question de l’autonomie au sein des entreprises. Pour les collaborateurs, il est question de la capacité à s’organiser, à réaliser librement sa mission, avoir la possibilité de peser sur les décisions, ce qu’on produit, comment on le produit. Réponse des organisations ? Standardisation des process, reporting à gogo, pilotage par les chiffres et micro management, le tout décidé en haut lieu et balancé avec toute la verticalité possible. On balise l’autonomie dans un cadre strict et réducteur pour limiter l’incertitude et maximiser la prévisibilité des résultats. #Facepalm.

Un nouveau pacte collaboratif attendu entre les entreprises et leurs collaborateurs

Les réponses sont pourtant à portée de main, mais elles impliquent pour les entreprises de s’interroger réellement sur leur fonctionnement et de se convaincre que le changement ne nuit pas à l’efficacité ou à la productivité, bien au contraire. 

Les organisations doivent intégrer que la pensée absolutiste collective dans laquelle l’appartenance à une institution est un marqueur d’identité sociale est en train de perdre du terrain face à une pensée davantage individualiste et rationnelle centrée sur la satisfaction et la liberté. Le travail demeure une activité centrale dans la vie des gens, mais non plus comme un rôle à tenir coûte que coûte ou comme un effort fastidieux en contrepartie d’une rémunération mais comme une activité de transformation du Monde et de soi. Et on n’a pas encore mentionné le « remord écologique » qui selon la DARES touche 7% des salariés et qui va sans doute peser de plus en plus dans le rapport au travail dans un contexte d’urgence climatique…

Bien entendu, l’attitude des quiet quitters n’est pas sans conséquence sur l’organisation, qui a appris à fonctionner en tirant sur l’élastique au maximum.
Se contenter de faire le minimum, refuser de garder son téléphone allumé pendant les vacances, pratiquer un vrai droit à la déconnexion en dehors des heures ouvrables, tout cela pose la question du report de la charge sur celles et ceux qui restent consciemment ou non dans la Hustle Culture et qui pourraient légitimement grincer des dents.
C’est aussi pour cela qu’il est temps pour les entreprises et leurs collaborateurs de penser conjointement à un nouveau pacte collectif fondé sur :

  • la coopération et le codéveloppement, pour favoriser l’innovation et l’implication.
  • l’empathie, pour faire la peau aux jugements, préserver l’intimité et respecter les motivations propres à chacun. 
  • le sens, qui ne se décrète pas « en haut » mais se construit collectivement à travers les actions. 
  • l’éthique et la transparence.
  • la prise en compte réelle du besoin d’accomplissement personnel, que ce soit le développement de ses aptitudes ou le fait d’avoir du temps pour mener d’autres projets. 
  • Une nouvelle définition du temps de travail, en ajoutant la notion de « temps de travail subordonné ».

Ouvrir un tel chantier serait déjà extrêmement prometteur.

Le souci, c’est que le temps d’écrire cet article, un nouveau terme en « -ing » a fait son apparition, en forme de réponse du berger à la bergère : le quiet firing.

Ou comment pousser les employés à bout pour qu’ils s’en aillent d’eux-mêmes.

Au-delà de l’aspect juridique très très border line, on peut quand même se dire que le changement de paradigme, ce n’est pas pour tout de suite.

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Arnaud D'Hoine
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Spécialiste de la Stratégie Employeur @IVIPI