Santé mentale au travail : briser enfin le tabou

Marie-Sophie Zambeaux
Santé mentale au travail : briser enfin le tabou

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« Je suis un malade mental ».  C’est par ces mots que s’ouvre Intérieur nuit, le récit poignant de Nicolas Demorand, journaliste reconnu et co-animateur de la matinale radio la plus écoutée de France.

Un témoignage rare, puissant, sur la bipolarité. Rare, car peu de personnalités publiques osent briser le silence. Rare aussi, car dans notre société, parler de santé mentale reste tabou. Et dans le monde professionnel ? Encore plus.

Pourtant, derrière les open spaces bien rangés et les objectifs trimestriels, ce sont des millions de personnes qui, chaque jour, composent avec la dépression, l’anxiété ou d’autres troubles invisibles. En 2025, il est temps de regarder cette réalité en face. Et d’en parler.

Ce mois-ci, j’ai donc choisi de partir du récit de Nicolas Demorand pour aborder un sujet encore trop peu exploré : la santé mentale au travail, entre stigmatisation, tabou, et exclusion. C’est parti !

🔎 Un mal invisible et massif

Derrière le témoignage singulier de Nicolas Demorand, c’est en fait une réalité collective qui se dessine.

La sienne est celle de la bipolarité. Mais elle entre en résonance avec des millions d’autres voix, souvent silencieuses, qui vivent au quotidien avec des troubles psychiques plus ou moins sévères en entreprise comme ailleurs.

Chaque année, 13 millions de personnes sont touchées en France par un trouble psychique

Parmi elles, 3 millions vivent avec des formes sévères (données Santé Publique France). La dépression touche, quant à elle, entre 15 et 20 % de la population au cours d’une vie (Inserm). Et plus d’un Français sur deux (53 %) dit avoir souffert psychiquement dans l’année écoulée (Ifop).

Un autre chiffre, plus glaçant encore : la France est le plus gros consommateur de psychotropes au monde. Antidépresseurs, somnifères, anxiolytiques… Plus d’un quart de la population y a recours. Un record dont on se passerait bien.

Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. Et ils posent une évidence : la santé mentale n’est plus un sujet de niche ni une simple question de bien-être. C’est une urgence collective qui ne peut plus rester un angle mort des politiques RH.

Une maladie mal connue et comprise

Malgré l’ampleur du phénomène, les mots qui nomment la souffrance psychique s’invitent pourtant rarement dans les couloirs des entreprises. On les murmure chez le médecin ou chez le psy mais on les tait en réunion d’équipe, lors d’un entretien annuel ou d’un onboarding.

Pourquoi ce silence ? Parce que dire « je vais mal » reste un aveu difficile. Parce qu’au mot « trouble psychique », on associe encore trop souvent « fragilité », « instabilité » ou bien encore « incompétence ».

« Je suis malade mental et j’ai donc appris le silence, la dissimulation et le mensonge. Je me tais, je vis ce qui m’affecte dans la solitude, je rase les murs. »  Nicolas Demorand

La maladie mentale ne se voit pas. Elle ne laisse ni béquilles ni cicatrices visibles. Mais elle mobilise une énergie considérable pour « tenir la partition », paraître fonctionnel, aligné, performant tout en sombrant intérieurement.

Et tant que les entreprises ne créent pas de véritables espaces de parole, tant que les managers ne sont pas formés à repérer les signaux faibles, cette souffrance restera invisible. Jusqu’à ce qu’elle s’exprime par l’absentéisme, la démotivation, voire des gestes irréversibles.

En outre, dans notre imaginaire collectif, les troubles psychiques sont encore perçus comme un manque de volonté, une faiblesse morale. « Je suis malade mental dans un monde qui ne sait pas ce qu’est la maladie mentale. Qui pense, d’ailleurs, que ça n’est pas vraiment une maladie. » explique N. Demorand. Et il faut bien avouer que les représentations culturelles n’aident pas : camisoles, hôpitaux glauques, violence incontrôlable. 

À la peur s’ajoute donc la honte. « La honte d’être jugé comme un être failli ou un narcisse du mal-être. » N. Demorand. Alors on se tait. Encore et encore.

🚫 Un des derniers tabous

Si les troubles psychiques concernent une personne sur cinq, ils restent des sujets largement tus. Et cela devient particulièrement criant lors d’un moment charnière : le recrutement.

Selon Odoxa, 70 % des Français considèrent encore la santé mentale comme un sujet tabou. Et chez les personnes concernées, ce chiffre grimpe à 84 %. Résultat ? Beaucoup de candidats n’en parlent pas en entretien.

Et c’est bien normal me direz-vous car l’état de santé fait partie des critères de discrimination interdits par la loi (article L1132-1 du Code du travail) et ne devrait jamais entrer en ligne de compte dans une décision d’embauche.

Mais certains aimeraient pouvoir l’aborder. Par souci de transparence, d’authenticité, pour mieux exprimer leurs besoins en termes de rythme, de cadre de travail ou de mode de management. D’autres veulent simplement expliquer un parcours en apparence atypique ou chaotique comme un « trou » dans le CV ou un changement brutal de trajectoire. Alors, ils et elles choisissent de dire les choses : une bipolarité stabilisée, un burn-out surmonté, un traitement en cours. Un choix courageux mais qui se retourne trop souvent contre eux et les pénalise. Résultat, leur candidature est, dans une immense majorité des cas, purement et simplement écartée.

Et il y a aussi les autres. Ceux qui n’ont rien dit, mais dont le CV interroge. Une longue période d’inactivité ? Un changement de voie après un trou de plusieurs mois ? Il n’en faut parfois pas plus pour susciter des soupçons et déclencher des réflexes d’évitement.

Dans les deux cas, le résultat est le même : on sanctionne ce qu’on croit deviner ou ce qu’on a osé dire. Alors même qu’aucune loi ne l’autorise. 

« Trop fragile », « trop instable », « pas assez fiable », voilà encore les étiquettes que l’on continue de coller, consciemment ou non. Et pourtant, ces personnes sont souvent lucides, résilientes, engagées avec une connaissance d’elles-mêmes précieuse et une grande capacité d’adaptation.

La santé mentale reste aujourd’hui l’un des grands impensés de la diversité en entreprise. On parle - et c’est une bonne chose - de genre, d’origines, de handicap visible mais quand il s’agit d’un handicap psychique, l’écoute s’éteint, les regards se détournent, et les portes se referment à demi.
Toléré, peut-être. Intégré, rarement.

En entreprise, un terrain miné

C’est là que le paradoxe devient flagrant On valorise la vulnérabilité dans les discours ; on promeut l’authenticité dans les newsletters RH ; on encourage la transparence dans les feedbacks…mais lorsqu’il s’agit de santé mentale, le silence reste la norme.

Oui, on peut dire qu’on est stressé. À la rigueur, qu’on est épuisé mais dire qu’on souffre d’un trouble psychique ? C’est franchir la ligne rouge du non-dit.

« Qui prendrait le risque de confier des responsabilités à un malade mental ? »  Nicolas Demorand. Cette phrase, posée noir sur blanc dans Intérieur nuit, met en lumière l’un des tabous les plus tenaces du monde du travail. Car même dans les organisations les plus bienveillantes en apparence, le stigmate reste présent.

Un salarié sous antidépresseurs ? Un manager en arrêt pour burn-out ? Une collaboratrice qui parle ouvertement de ses crises d’angoisse ? Pas forcément mis à l’écart officiellement mais officieusement désinvesti, contourné, écarté et oublié.

Et pourtant, « Je copilote la première émission de radio de France en étant bipolaire. » rappelle Nicolas Demorand. Cette phrase, simple et puissante, renverse les préjugés. Oui, on peut vivre avec un trouble psychique et piloter une équipe, un projet stratégique, une organisation. On peut être malade et compétent, engagé, inspirant. Mais le monde professionnel peine encore à intégrer cette complexité.

Le problème, ce n’est pas la maladie en elle-même. C’est surtout  la peur qu’elle suscite et les mécanismes de protection que l’entreprise met en place, souvent sans s’en rendre compte : ne pas confier un projet trop exposé, éviter une promotion, repousser une prise de fonction…

🚀 Ce que peuvent faire les entreprises

Si les tabous sont bien tenaces, les entreprises ont cependant un rôle à jouer. Pas uniquement pour cocher une case RSE mais pour créer les conditions d’un environnement réellement plus juste, inclusif et sain.

Voici quelques leviers concrets à portée de main :

👀 Former les managers au repérage et à l’écoute

Former à repérer les signaux faibles à savoir un changement de comportement, une fatigue inhabituelle, un décrochage et surtout à savoir réagir sans jugement.

Former les managers à adopter une posture d’écoute, à orienter vers les bons relais internes et à éviter les phrases maladroites comme « tu devrais dormir plus » ou « tu te mets trop de pression ». Ne pas chercher à « sauver » ou à « diagnostiquer » mais faire en sorte que chaque manager soit en mesure d’orienter, de soutenir et de ne pas nuire. C’est la base d’une culture managériale plus humaine.

🛟 S’appuyer sur les secouristes en santé mentale

À l’image des gestes de premiers secours physiques, le programme PSSM (Premiers Secours en Santé Mentale) permet de former des salariés volontaires à repérer, écouter, orienter. Ces secouristes peuvent devenir un maillon essentiel entre un collaborateur en souffrance et les dispositifs d’accompagnement.

Certaines entreprises comme Sanofi, Carrefour ou Orange ont déjà engagé cette démarche, avec des résultats prometteurs.

🤝 Offrir des dispositifs de soutien réellement accessibles

Cellules d’écoute psychologique, consultations confidentielles avec des psychologues du travail, plateformes de soutien psychologique anonymes : ces dispositifs ne doivent pas être réservés aux grandes structures. Encore faut-il qu’ils soient accessibles, anonymes, connus des collaborateurs et surtout qu’ils soient accompagnés d’une communication claire et bienveillante.

💡 Intégrer la santé mentale dans la QVCT

Aujourd’hui, trop de politiques de Qualité de Vie et des Conditions de Travail (QVCT) se concentrent uniquement sur la charge de travail, le droit à la déconnexion ou le flex office. Or la santé mentale mérite sa place à part entière et ne peut plus être une annexe. Elle doit faire partie intégrante des politiques QVCT.

Cela passe par des baromètres de climat psychologique, la mesure du sentiment d’appartenance et de sens ou bien encore la prise en compte des signaux faibles collectifs (absentéisme, rotation, désengagement).

🎯 Valoriser les parcours atypiques

Un arrêt de travail, un changement brutal de carrière, une reconversion post burn-out ne devraient jamais être un frein à l’embauche ou à l’évolution. Il est urgent de repenser les critères d’évaluation, d’accorder de l’importance aux soft skills, à la résilience, à la lucidité sur soi. Cela permettra d’ouvrir la porte à d’autres profils.

💭 Créer un climat de confiance

Enfin, instaurer un véritable climat de confiance. Certes cela ne se décrète pas d’un claquement de doigts et c’est plus facile à dire qu’à réaliser. Mais cela commence par des petits gestes : des témoignages internes, des politiques RH inclusives, des managers formés, un droit à l’erreur et à l’imperfection assumé.

Parce qu’un collaborateur qui peut dire « je ne vais pas bien » sans craindre pour sa carrière, c’est un collaborateur qui ira mieux, plus vite et qui restera.

Conclusion : la banalité comme horizon

« J’ai un rêve : qu’une révolution du regard porté sur ces pathologies aide mes nombreux amis de maladie à avoir une vie sociale et professionnelle débarrassée de la honte et de la culpabilité. Accordez-nous la banalité. »  Nicolas Demorand

Et je le rejoins totalement sur ce point : accordons aux personnes qui souffrent de maladie mentale cette banalité. Celle de faire leur travail, d’être compétent, de prendre un arrêt maladie… ou pas, de diriger une équipe, de demander une pause, de décrocher une promotion, de dire « ça ne va pas » sans trembler.

Parce que derrière les diagnostics, il y a des professionnels, des talents, des parcours et surtout, des humains.  Et parce qu’aucune entreprise ne peut se prétendre inclusive tant qu’elle considère la santé mentale comme un sujet à part.

Aussi accordons-leur la banalité. Et par la même occasion, une chance équitable d’exister pleinement au travail.

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À propos de l'auteur·e
Marie-Sophie Zambeaux
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Fondatrice @ReThink RH, éditorialiste RH, host du podcast "Histoires de Recruteurs".