« Il n’y a que les enfants qui peuvent faire des choses déraisonnables sans invoquer le management ». Le ton est donné ! C’est par cette punchline qu’Ibrahima Fall ouvre, le 20 avril dernier, sa conférence-débat de plus de 2 heures consacrée au travail et plus précisément à la sortie de son livre *« L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier »* paru en février dernier aux éditions L’Harmattan.
Ibrahima Fall 😶 ?!? Peut-être que ce nom ne vous dit rien encore. C’est pourtant un brillant docteur en sciences de gestion de l’Ecole des Mines de Paris qui s’exprime régulièrement via LinkedIn, son site internet, la presse, des conférences ou bien encore des vidéos diffusées sur Xerfi Canal, sur les organisations, le management et plus largement le travail. Le travail est LA notion centrale de ses prises de parole et de son dernier ouvrage. Fondateur et président du cabinet d’études et d’expertises en management Hommes & Décisions, il intervient en tant qu’expert conseil auprès d’entreprises privées et d’organisations publiques, en France et à l’international, sur les sujets de management, de changement et de transformation à partir du travail réel.
Cela fait plusieurs années que j’ai le plaisir de le suivre et de savourer ses différentes publications et interventions. Aussi, lorsque j’ai appris qu’il organisait une conférence le 20 avril dernier, je n’ai pas hésité bien longtemps à m’y rendre. L’occasion était trop belle 🤩 !
Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’y assister, je vous propose, de partager avec vous mes notes afin de vous faire, en quelque sorte, vivre par procuration cette chouette soirée !
Ibrahima Fall a évoqué successivement 3 points distincts pour contextualiser la rédaction de son livre, points que je vais donc tâcher de retranscrire le plus fidèlement possible :
- ❓pourquoi il a écrit ce livre ;
- 🧱 quelles sont les conséquences du management impensé ;
- 💡et quelles pistes d’action il propose concrètement pour y remédier.
C’est parti !
Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Le principal moteur de sa démarche est un triste constat : on a pensé le management (le management « institutionnalisé » ou « institutionnel ») sans suffisamment penser le travail et plus précisément l’homme ou la femme au travail.
Or le travail est, explique-t-il, à la confluence de 3 mondes : le monde objectif, le monde subjectif et le monde social. De nos jours, on assiste à une absence de pensée du travail au-delà du monde objectif.
Il déplore, de plus, qu’une partie des ouvrages en management mette plus l’accent plus sur la rhétorique que sur l’exactitude. Ainsi, si on se promène dans une librairie au rayon management, les risques sont élevés de tomber sur des ouvrages quasi-ésotériques au « savoir stérilement fécond » qui procèdent par « extrapolations hyperboliques de résultats partiels ».
C’est un constat qu’il déplore tout comme l’omniprésence de la novlangue et de la phraséologie dans ces livres de management et plus généralement dans les écrits et discours sur le management.
Ibrahima saisit cette occasion pour définir et distinguer ces deux notions, certes proches, mais qui ne sont cependant pas synonymes. Si la novlangue managériale habituelle s'illustre par des euphémisations, des paraboles et des non-sens à tire-larigot, la phraséologie, quant à elle, est une langue qui tourne sur elle-même, qui ne dit rien tout en disant quelque chose. C’est un empoisonnement lent mais sûr de la capacité de penser.
Quelles sont les conséquences du management impensé ?
Déni du réel par le truchement des enjambeurs
La première conséquence du management impensé c’est le déni du réel, un thème majeur dans le livre ainsi que dans les différentes publications et interventions d’Ibrahima Fall.
Les conséquences de ce déni sont, en effet, considérables quant à la capacité de régénérescence des organisations et à leur capacité à préserver la santé des travailleurs et donc leur puissance d’agir. Il n’y a donc pas de transformation réussie sans préalablement un effort sérieux pour approcher le réel, le comprendre au mieux et en tirer les conséquences symboliques et opérationnelles.
Ce déni du réel est tout particulièrement incarné par ceux qu’Ibrahima Fall appelle les « enjambeurs » qu’il classe en 4 catégories distinctes :
- La 1ère catégorie d’enjambeurs est composée de personnes perçues comme très sérieuses qui disent travailler pour la « science » : on y trouve une partie des chercheurs en management et des chercheurs en économie qui se pensent légitimes pour parler de management. Ces enjambeurs bénéficient du prestige de la « science » et de leurs institutions d’attache (écoles de commerce et universités renommées) ;
- La 2ème catégorie d’enjambeurs est majoritairement composée de consultants en management et autres consultants en entreprise, nourris spirituellement par les enjambeurs de la 1 catégorie, et adeptes des « bonnes pratiques » qui en réalité ne sont « bonnes » que pour leur chiffre d’affaires. Ces derniers se disent réalistes, pragmatiques, experts en problem solving et apporteurs de solutions mais croient que le réel, c’est le prescrit. Ils bénéficient également d’un certain prestige lié au nom de leur entreprise ou à leur pedigree personnel ;
- La 3ème catégorie d’enjambeurs est constituée d’un mélange d’acteurs qu’on retrouve principalement parmi les managers en entreprise: ceux qui sont incapables de résister aux convictions obligatoires du moment, ceux qui pensent que l’expérience peut tout (donc en filigrane que le réel se répète), ceux qui pensent que le management, c’est du bon sens en oubliant qu’en se fiant juste à son bon sens, la terre est perçue comme plate… ;
- La 4ème et dernière catégorie d’enjambeurs non professionnels est constituée d’acteurs n’ayant aucune fonction managériale dans l’organisation et qui enjambent le savoir nécessaire au « travaillé ensemble » à partir du réel, avec leurs collègues. Cette catégorie d’enjambeurs diffère cependant des trois premières dans la mesure où ces enjambeurs le sont à leur « insu » car positionnés par les enjambeurs professionnels dans des environnements non capacitants générant un certain nombre de stratégies d’acteurs dont justement la cécité devant le réel. Cette différence de nature avec les 3 premières catégories peut cependant se transformer en différence de temps, souligne avec malice Ibrahima Fall, lorsque la promotion comme manager n’est pas loin.
Néanmoins, Ibrahima Fall note qu’il n’y a pas plus naturel que de vouloir enjamber le réel ! Nous le faisons tous, par moment, car ce dernier est cruel ; mais il n’y a pas d’action efficace et soutenable en entreprise sans un effort soutenu de compréhension autant que possible de la réalité.
Bref, selon Ibrahima, les difficultés actuelles du management seraient principalement imputables à ce déni du réel et au fait que le management tel qu’enseigné aujourd’hui reposerait sur des postulats erronés : « Savoir c'est pouvoir, réussir c'est comprendre, le réel c'est ce qui se répète » ou bien encore le fameux « le management c’est du bon sens » !
Le mythe de la solution
Une autre conséquence du management impensé c’est la vision simplificatrice qui a le vent en poupe aujourd’hui et qui consiste à tout voir en « problèmes » et en « solutions ».
Refuser de voir le réel c’est aussi voir l’organisation comme un ensemble de problèmes à résoudre en niant fondamentalement la dimension politique de celle-ci. Ibrahima Fall insiste sur la nécessité « de ne pas perdre le sens des ensembles » et de ne pas confondre l’organisation comme structure et l’organisation comme entité sociale.
Solutionner, « c’est satisfaire pleinement les données d’un problème ». Dans le cas d’un « problème » managérial, les données du « problème » étant de nature différentes et souvent contradictoires, aucune solution ne peut les satisfaire pleinement. Seul un « arrangement » est donc possible c’est-à-dire toute action permettant un compromis acceptable eu égard aux données du problème et respectant les parties prenantes et surtout qui ne sacrifie pas le futur pour le présent.
La neutralité du management
Nier le réel va souvent de pair avec la croyance que le management est neutre. De nos jours, on manage donc « sa famille », « ses enfants », « ses amis », « ses loisirs »…
Or c’est une fausse vérité que de croire que le management est neutre. Le management actuel est un management de marché. Sauf exception, c’est une réponse sociale à un besoin économique. Dès lors, il repose très peu sur le réel du corps social mais sur les attentes d’un marché dont la logique n’est qu’économique. Le choix managérial, loin d’être neutre, est dicté par la décision de satisfaire en même temps le marché et les intérêts du dirigeant.
Un exemple : le management de la recherche
La conséquence directe du « management de la recherche fondamentale » ? On finance de moins en moins la recherche fondamentale. Pourquoi ? Parce qu’on fait de plus en plus le choix de ne financer que les projets aux retombées économiques quasi mesurables en amont au détriment donc de la recherche fondamentale.
La recherche fondamentale, recherche au long cours s’il en est, est précieuse mais sa seule tare, c’est le temps long et un retour sur investissement économique hasardeux ou du moins imprévisible. Or, en sciences, notamment en sciences du vivant, la sérendipité fait partie intégrante de la recherche.
C’est ce qui explique, entre autres, affirme Ibrahima Fall, que nous ayons été à ce point-là désemparés face à la crise sanitaire du coronavirus. Nous avons alors payé très cher notre désarmement dû au manque de soutien à la recherche fondamentale sur les virus. L’analyse des conditions de possibilité de la crise du coronavirus, au-delà de son essence sanitaire, donne à voir une crise du jugement qui est aussi une crise du jugement dans le management.
En effet, il y a toujours un prix à payer lorsque « manager » n’est vu que par sa plus petite expression : la minimisation des coûts et la maximisation des gains.
Quelles pistes d’action nous propose Ibrahima ?
La diplomatie des disciplines
La première piste évoquée par Ibrahima Fall et qui transparaît tout au long de ses écrits c’est la diplomatie des disciplines à même d’engendrer un management ancré dans le réel et éloigné des « recettes » n’ayant pas de prise sur la complexité à laquelle doivent faire face les entreprises.
Il donne ainsi l’exemple d’un maire qui ne gouvernerait qu’avec les sciences politiques en excluant l’économie, l’histoire, etc.. Tout le monde le qualifierait, et avec raison, de fou. Si cela choque pour un maire, cela devrait tout autant choquer qu’un manager ne s’appuie que sur les sciences de gestion. Ibrahima rappelle une vérité frappée au coin du bon sens à savoir qu’il ne devrait pas y avoir un monopole des sciences de gestion sur l’entreprise. Un manager a besoin de faire appel aux autres disciplines, c’est sa raison d’être.
Aucune discipline seule ne pouvant pénétrer la complexité des organisations, la diplomatie des disciplines notamment dans les sciences du travail et plus largement dans les sciences traitant de l’action collective (l’ergonomie, la clinique du travail, la sociologie du travail, la gestion, psychologie du travail et des organisations, anthropologie etc…) doit être promue et devenir la norme.
Contrairement à ce qu’on peut trop souvent entendre, les entreprises ne souffrent pas d’un trop-plein de théorie mais d’un déficit de théorie. Or force est de constater que la théorie a mauvaise presse aujourd’hui. En entreprise, accuser quelqu’un d’être « théorique » c’est-à-dire l’homme qui préfère Paul Valéry à Michael Porter, l’homme qui ne s’inscrit pas totalement dans la logique problème/solution, l’homme qui demande du temps pour réfléchir revient à prononcer à son encontre une peine de mort sociale symbolique.
Ibrahima Fall prône, a contrario, un réarmement théorique et enjoint tout intervenant en entreprise (travailleur au plus près du terrain, manager, consultant, chercheur) à cultiver la diplomatie des disciplines en veillant à orchestrer un rapport dialogique entre les différentes disciplines ce qui concourra à une meilleure compréhension de l’action collective. Cela leur permettra de mieux résister aux convictions managériales obligatoires du moment et de faire face, à bon escient, aux défis économiques, environnementaux, sociaux et sociétaux de l’époque.
La transformation de la DRH en Direction du Travail
Autre proposition qu’appelle de ses vœux Ibrahima : la transformation de la Direction des Ressources Humaines en Direction du Travail (DT). Le véritable business partner d’une entreprise c’est le travail réel.
En effet, qui peut, aujourd’hui, reprocher à une Direction des Ressources Humaines de gérer les Hommes comme des Ressources ?
Le but n’est, bien évidemment, pas de procéder à un simple changement cosmétique en remplaçant le terme de « ressources humaines » par « travail » mais bien de changer les choses en profondeur.
Outre l’intitulé de la fonction qui changerait donc à dessein, la DT permettrait d’acter un renouveau managérial fondé sur une vision holistique de ce qu’est le travail et l’Homme au travail. Elle permettrait de rompre avec une vision simpliste de l’action collective comme quête exclusive d’efficacité à court terme au prix de la destruction des collectifs de travail, du désengagement des salariés, de la prolétarisation des métiers et, in fine, d’une remise en cause de la performance à long terme.
Les principales prérogatives de la Direction du Travail seraient les suivantes :
- Instituer le sujet et le collectif de travail en lieu et place de la ressource humaine en réinterrogeant les dispositifs d’accompagnement (recrutement, formation, développement…) et en les amendant à la lumière de ce repositionnement.
- Créer les conditions de possibilité de la coopération et s’assurer que cette dernière est effective. La DT devra avoir un rôle de vigie pour alerter et prévenir des risques de dégradation des conditions de la coopération dans tous les compartiments de l’entreprise. Ces risques peuvent être organisationnels, structurels, humains (pratiques managériales) ou bien liés au système d’information.
- Mettre en œuvre un environnement capacitant au sens de Pierre Falzon c’est-à-dire un environnement capable de générer un savoir-agir qui préserve les capacités d’action des individus, favorise l’intégration de ces derniers dans les collectifs de travail et contribue au développement cognitif des individus et des collectifs de travail.
La lutte acharnée contre la phraséologie
Enfin, la dernière préconisation d’Ibrahima Fall est de mener une lutte acharnée contre la phraséologie car « parler c’est penser » comme le dit Karl Kraus, un écrivain autrichien qu’il cite régulièrement.
Ibrahima déclare, en effet, que nous ne pourrons pas faire face au réel et aux enjeux complexes qui sont les nôtres dans les entreprises sans rompre avec la phraséologie managériale. Le commerce avec le réel ne saurait advenir là où la phraséologie règne en maître.
C’est donc un truisme de dire que toute réforme des entreprises et du management passera par une lutte acharnée contre la phraséologie si vous voulons avoir les armes adéquates pour faire face aux enjeux d'une entreprise intégrée dans un écosystème de plus en plus complexe, qui a beaucoup promis à la société (responsable sociale et environnementale notamment) et peu donné pour l'instant.
« En effet, il n'y a pas de responsabilité sociale et environnementale sans responsabilité devant le langage, la première des responsabilités car elle définit toutes les autres. »
Conclusion
Suite à l’évocation de ces trois points, Ibrahima s’est prêté longuement, et avec un plaisir non feint, à un échange passionnant avec le public venu en nombre (consultants en management et organisation, professeurs de management mais également formateurs, auteurs, directrice d’ehpad, poétesse, DRH, recruteur, …). De nombreux autres thèmes ont été abordés comme le télétravail, la culture d’entreprise, l’explosion des maux du travail ou bien encore la formation des étudiants en management… et auront ainsi donné l’occasion à Ibrahima Fall de développer ses thèmes et concepts de prédilection à savoir les enjambeurs, le traitantisme, la phraséologie, la micrologie des faits managériaux, etc…
J’ai vraiment adoré cette conférence/débat et j’en suis ressortie enthousiaste et prête à reprendre mon bâton de pèlerin pour sensibiliser aux dangers du déni du réel au sein des organisations et pour convaincre de la nécessité de véritablement penser et traiter le travail ! Les vrais problèmes viennent, en effet, du travail et de la situation du travail et non des humains. Le management est seulement l'arbre qui cache la forêt du travail… Cela fait d’ailleurs écho au dernier rapport des Assises du Travail intitulé « Re-considérer le travail » du 18 avril 2023 qui remet au goût du jour les mots de travailleur et de travail. Enfin…
Pour ceux qui veulent approfondir ces différents thèmes, je ne peux que vous recommander chaudement la lecture de « L’entreprise contre la connaissance du travail réel ? « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier » et de suivre Ibrahima Fall aussi bien sur LinkedIn que sur son site internet.