[Chronique] Le fabuleux monde de l'entreprise, le documentaire

Arnaud D'Hoine
[Chronique] Le fabuleux monde de l'entreprise, le documentaire

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« Ceux qui font le travail sont ceux qui profitent le moins de ses retombées ». Cette punchline du regretté David Graeber aurait pu être l’ouverture du Fabuleux monde de l’entreprise, mais ce nouveau documentaire démarre par tout autre chose : Les similitudes incroyables entre les événements et les rites rythmant l’extraordinaire banalité de notre vie professionnelle et le contenu du Manuel de sabotage simple sur le terrain. Un ouvrage publié à la fin de la seconde guerre mondiale à l’adresse des résistants dans les territoires occupés recensant les techniques de subversion d’une organisation depuis l’intérieur.


Accrochez vos ceintures, le voyage en Absurdie démarre fort.


Vaut-il le coup pour autant ? C’est ce que je vous propose de découvrir.

Des histoires d’êtres humains… et de chiffres

La caméra de John Webster suit un groupe de 6 personnes aux profils, nationalités et fonctions diverses réunies pour mettre en commun leur expérience du burn-out.

6 personnes témoignent sur leurs expérience du burn-out, documentaire Arte, Le fabuleux monde de l'entreprise


L’image est léchée, un peu froide, la musique est douce, le montage dynamique (bien que le film eût gagné en impact en étant un poil raccourci), et les témoignages s’enchaînent crescendo jusqu’à rentrer dans un niveau d’intime, d’authenticité et d’émotion touchant. 


Sans voyeurisme. Sans sensationnalisme. Sans heurter.
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Le choc, ce sont les données chiffrées qui émaillent le documentaire qui vont s’en charger. Au hasard, mise en perspective des augmentations de revenus des CEO avec celles des salariés depuis 1978 (1322% vs 18%), taux de désengagement (60%), part des salariés souhaitant du mal à leurs employeurs (20%), précarité des millenials qui sont 40% plus pauvres que leurs parents ou grands parents au même âge, coût annuel mondial du mauvais management (7 000 milliards de $), part des actifs sur l’autoroute du burn-out (2/3, jusqu’à 3/5 pour les millenials…).

Une des prouesses formelles du documentaire est de raconter la douce violence du burn-out à travers le récit des participants. Sont évoqués avec pudeur et honnêteté les troubles physiques, les corps qui lâchent, le mental qui s’affole. Le déni, beaucoup. Puis la culpabilité et la recherche d’une cause externe impossible à trouver qui amène cette interrogation lancinante, récurrente et commune aux 6:  « Où est ce que j’ai foiré ? »
Les témoignages montrent des croyances bien ancrées sur la nécessité d’intérioriser la souffrance, d’accepter la violence, le non-sens et l’absurdité d’un monde de l’entreprise qui ne laisse plus la place à l’individu, et ce depuis fort longtemps. Et si on avait bien fait semblant de ne pas vouloir l’entendre jusque-là, une chose est sûre en écoutant ces 6 témoins : le burn-out n’est pas un truc de faible. C’est un phénomène, à défaut d’être reconnu comme une pathologie par l’OMS, qui touche les bons élèves, les sur-performeurs, les investis. « Moi, jamais » est une phrase qu’il vaut mieux éliminer de son vocabulaire quand on parle d’épuisement professionnel.

Une note d’intention qui va au-delà du burn-out

Mais Le fabuleux monde de l’entreprise n’est pas juste un documentaire sur le burn-out convoquant un panel all star d’intervenants (quel plaisir d’entendre David Graeber 3 ans après sa mort) et sur lequel plane l’ombre d’Herbert Freudenberger. 


C’est le portrait d’un monde de l’entreprise vu comme une scène de théâtre, malade de ses excès et dont les acteurs et la scénographie sont mis en lumière avec plus ou moins de malice.
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Les CEO en premier lieu, dont les décisions répondent aux exigences de rentabilité et de maximisation de la valeur actionnariale, récompensés même en cas de destruction d’une organisation (coucou Nokia) et peu regardant sur le coût humain. Une magnifique illustration de la théorie de l’agence, avec l’actionnaire-principal détenteur des outils de production et le dirigeant-agent chargé de l’utilisation de ce dernier dans l’intérêt du principal et le sien au passage, à travers diverses incentives.
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Vient ensuite la figure du manager, incarnée dès le 19ème siècle par les ingénieurs détenteurs du savoir-faire et des procédés, capables d’optimiser le fonctionnement des machines. Il y a eu un peu de chemin parcouru, avec la tertiarisation des métiers et la nucléarisation des tâches à des fins de contrôle et d’efficacité. Longtemps, le management a été le Saint Graal de l’ascension professionnelle et sociale, une consécration en reconnaissance d’un niveau de compétence atteint ou d’un temps passé sans faire trop de bêtises. Dit autrement, si vous avez été bon sur votre job, il existe une forte probabilité qu’on vous donne plus d’argent pour arrêter de faire ce pour quoi vous avez développé vos compétences afin de vous demander de faire quelque chose que vous ne savez pas faire (voire que vous n’avez aucune envie de faire), avec le risque de désorganiser totalement l’équipe. Le manager n’est pas qu’un bourreau, il est aussi une victime du système. Si 50% des salariés avouent ne pas avoir une vision claire de ce qu’on attend d’eux, ce qui rentre dans les attributions du management, c’est sans doute parce que ce dernier est totalement à la masse sur le sujet et qu’il se réfugie dans ce qu’il sait faire : contrôler.


Quitte à être taquin, on pourrait convoquer le principe de Dilbert, une invention du dessinateur Scott Adams selon laquelle la promotion au rang de manager est un moyen de neutraliser les gens nuls en leur donnant des responsabilités et en comptant sur les gens compétents restés dans les équipes pour pallier aux erreurs de leur nouveau chef.
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Et bien entendu, le manager est le porte-parole de tout le jargon et de la novlangue du monde de l’entreprise, essentiellement créée et entretenue pour habiller le contrat social tacite de la vie en entreprise et donner de l’existence à la vacuité. Vous avez dit cynique ? Vous serez donc d’accord avec André Spicer.

Un fonctionnement absurde, mais des solutions à portée de main ?

On peut évidemment ne pas être d’accord avec les prises de position de Graeber, anthropologue anarchiste, mais André Spicer, Christina Maslach ou Jim Harter sont des figures plus consensuelles et leurs apports ne sont pas les moins intéressants du film.

extrait documentaire Le fabuleux monde de l'entreprise

Notamment Christina Maslach, précurseure dans la recherche sur les émotions en entreprise, le stress et le burn-out dont la légitimité en la matière n’est plus à démontrer.
Chacun à leur niveau, ils convoquent des idées, des concepts qui oscillent entre pur bon sens et approche à démocratiser d’urgence dans les organisations assimilables à la RSE ou encore les entreprises à impact.

Parmi ces concepts, on retiendra l’ignorance pluraliste, soit le fait d’accrocher un sourire et faire semblant d’être heureux face à ses collègues eux-mêmes tout sourire sans soupçonner une seule seconde qu’ils puissent être dans le même état que vous.

La disparition de l’esprit critique et par extension l’incapacité à s’autoriser à s’écouter et à formaliser ses aspirations qui soient a minima respectueuses de soi.

La négation de la "distinctivité" des individus, c’est-à-dire du caractère unique de chacun à travers notamment sa capacité à avoir une action et influencer son environnement. C’est bien évidemment un des points clés dans la qualification des « bullshit jobs » de David Graeber, la perte d’autonomie. 

La création de poste « à haute considération » qui ne soient pas des fonctions managériales, mais qui fassent l’objet d’une reconnaissance particulière.

L’ergonomie sociale et psychologique, et surtout les 6 critères de prédictibilité du burn-out de Christina Maslach :
La charge de travail et les ressources disponibles (temps, outils, information…), le pouvoir de décider seul et dans une certaine mesure de la manière d’accomplir son travail, la récompense (matérielle et immatérielle), la communauté, l’équité et l’existence ou non de conflit entre les valeurs personnelles et les exigences d’un travail.

L’idée de création de valeur sociale, par opposition à l’approche instrumentale financiarisée d’une création de valeur sous forme de marge ou de rentabilité économique.

Le contrat moral, et la réciprocité. En ces temps où la marque employeur, l’EVP et la culture d’entreprise inondent les posts Linkedin, il est temps de s’y mettre réellement en répondant à cette question : si je demande à un salarié de faire quelque chose pour mon entreprise, qu’est-ce que mon entreprise s’engage à faire pour lui ?

Une nécessaire ré-appropriation individuelle du rapport au travail

Le quiet quitting ou encore la Grande Démission ne sont pas juste des phénomènes de réseaux sociaux. Ils sont les témoins d’un malaise grandissant et d’une aspiration à d’autres modes de fonctionnement qu’il faut écouter et intégrer. Car s’il est de coutume d’attendre l’urgence pour évoluer, il faut se rendre compte que nous y sommes déjà.
Une des conclusions du documentaire est que la responsabilité du burn-out n’est pas individuelle. Si le processus l’est, dans le repli sur soi et l’ignorance des signes, c’est bien l’écosystème de l’entreprise qu’il faut revoir.
S’il nous incombe une tâche à chacun d’entre nous, à laquelle j’invite notamment mes étudiants, c’est avant tout de se donner l’autorisation de réfléchir à la place qu’on veut donner au travail dans sa vie. Pour se fixer des objectifs respectueux de son écologie personnelle et faire des choix en conscience, tout en s’affranchissant de la pression sociale et des modèles préexistants. Plus facile à dire qu’à faire, mais c’est le sens de l’histoire dans le modèle de la spirale dynamique de Clare Graves, notamment. Interrogeons individuellement et collectivement le sens du travail, à un moment où s’affrontent le rallongement de sa durée et des velléités de semaine de 4 jours. Ce n’est pas incompatible, à condition de se pencher sur le vrai sujet: la qualité du travail.

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À propos de l'auteur·e
Arnaud D'Hoine
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Spécialiste de la Stratégie Employeur @IVIPI

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