L’écriture de cet article a été motivée par un chiffre : 58,5%.
C’est le taux d’alternants qui ne souhaitent pas rester dans leurs entreprises à l’issue de leur contrat. 🤯
Il est issu du rapport Alternance, enjeux, attentes et freins publié par HeyTeam et Seekube après avoir interrogé un échantillon de 500 personnes des âges qui suivent :
63,2% ont entre 21 et 25 ans,
27 % ont entre 16-20 ans et
8,5% ont entre 26-30 ans
Alors, en découvrant les raisons qui expliquent ce taux (et que l’on va parcourir dans l’article), j’étais plus que ravie d’apprendre que Karim Hechmi était partant pour que l’on échange sur les questions que ce taux soulève.
👉 Karim Hechmi est CEO de FindYourWay, conseiller sur les sujets RH, Marque employeur, employabilité & recrutement, conférencier, formateur. Il est également Top Voice LinkedIn sur le thème emploi/carrière et sur le thème des nouvelles générations.
💬 ”Quand j’étais à la fac il n’y a personne qui m’a aidé et pourtant j’avais cruellement eu besoin d’aide. Vraiment. Quand je me revois en amphi, j’ai cette image où il est plein à craquer. On est plus de 600, il y a 500 places et si tu n’arrives pas à 7H45 et bien tu es assis par terre pendant 3 heures. Et plus les semaines passent, moins il y a de monde parce que les gens partent. Mais personne vient te voir pour t’expliquer, il y a ça et ça comme débouchées. Alors quand j’ai commencé à réussir dans la vie pro, je me suis dit coûte que coûte, il faudrait que je passe dans les écoles pour aider les étudiants.” Karim Hechmi
Puis, pendant la rédaction des premières lignes de cet article, je suis tombée sur un article du Monde qui parle de la réaction des jeunes diplômés face à “l’absurdité” de l’entreprise en se basant sur la thèse de Thomas Simon, Professeur Assistant à Montpellier Business School.
Dans son travail de recherche, il a interrogé des jeunes entre 24 et 30 ayant obtenu des diplômes d’ingénieurs ou de grandes écoles de commerce au sujet de leurs expériences professionnelles.
Thomas a accepté de m’envoyer sa thèse de doctorat* : “L’entreprise fantôme” entre fidélité et désertion. Deux modalités du rapport des jeunes diplômés à l’entreprise.
✍️ “Les jeunes diplômés issus notamment des Grandes Écoles sont souvent idéalisés pendant leurs études. Un statut reconnu et une place enviable leur semblent promis dans l’entreprise [Malheureusement], l’arrivée dans la grande entreprise est parfois vécue comme une chute brutale du piédestal.”
Un travail de recherche qui prend racine à différentes échelles :
👉 son vécu personnel (il a lui-même été confronté à des situations absurdes pendant ses stages en entreprise avec des managers toxiques et des objectifs sans sens),
👉 le vécu de son entourage qu’il a vu changer radicalement de voie professionnelle,
👉 le contexte dans lequel il évolue et qui se soucie de plus en plus de l’absurde en entreprise et de l’émergence des carrières centrées sur la quête de sens,
👉 la situation des jeunes diplômés sur le marché de l’offre d’emploi.
Il me semblait très intéressant de citer dans cet article certains des points qu’il y partage.
Là où la question de comment recruter, attirer et retenir les jeunes talents est souvent rattachée à des caractéristiques associées aux fameuses générations Y, Z … l’objectif de cet article est d’y apporter un regard alternatif.
Puisque finalement, ce qui est intéressant c’est de pouvoir trouver des éléments de réponses dans ce qu’expérimentent les jeunes actifs en arrivant en entreprise.
Un mini-focus sur l’alternance
718 000 contrats en 2021 (+ 37% par rapport à 2020).
Comme l’indique Antoine Pennaforte (enseignant chercheur en RH et management, consultant et conférencier) dans le rapport Alternance, enjeux, attentes et freins, un sommet dans les indicateurs quantitatifs a été atteint en 2021 en dépassant les 680 000 contrats d’apprentissage et les 120 000 contrats de professionnalisation.
Une évolution qui ne saurait stagner à l’annonce du prolongement des aides pour l’année 2023 pouvant aller jusqu’à 6000€ (8000€ en 2022).
💬 ”Les aides de l’Etat ont donné un énorme coup de boost c’est incroyable. Et ce boost se ressent également du côté des écoles. Elles sont nombreuses à me dire qu’elles sont en train de donner un énorme coup d’accélération en interne pour être plus staffées et pour absorber la quantité de nouveaux contrats et de demandes de la part des entreprises.” Karim Hechmi
Et Karim précisera très rapidement qu’il y a aussi plus de candidats sur le marché à la recherche d’une alternance.
💬 ”Ce que j’ai également ressenti c’est que ok, il y a plus d’entreprises qui recrutent, mais il y a également plus de candidats dans le marché à la recherche d’un poste en alternance. Donc au final, de ce côté-là, certaines problématiques de départ restent les mêmes. Les candidats sont toujours en difficulté pour trouver une alternance.” Karim Hechmi
Dans cette même étude, une autre information mérite d’être mise en lumière : le succès de l’Alternance serait une affaire d’écosystème en France. C’est ce que partage David-Alexandre Gava (Directeur Recrutement de Siemens France et BeLux et co-fondateur d’Engagement Jeunes) avec un taux de transformation des alternants en emploi qui dépasse rarement 20% dans les grandes entreprises.
Les petites structures quant à elles formeraient les apprenants plutôt dans une optique de préparer une future embauche.
💬 ”L’impact du départ des apprenants à la fin de leur contrat n’est pas le même pour les petites et pour les grandes entreprises. Les ressources pour la formation et l’intégration ne sont pas les mêmes. Quand on est une petite boîte, on a des petites ressources. Pas juste en termes d’argent, mais aussi en termes de temps.” Karim Hechmi
Et un point d’honneur est mis sur le coût et la responsabilisation du recrutement.
💬 “Si tu recrutes un alternant pour recruter un alternant parce que ce n’est pas cher et que tu n’as pas prévu de l’accompagner, mais que tu embauches juste parce que c’est une main-d’œuvre qui n’est pas chère … c’est desservir ce à quoi doit servir l’alternance.
La vraie question à se poser est : est-ce que l’alternance sert à capter des candidats et à ce qu’ils restent, ou est-ce qu’elle sert à accompagner des candidats et à les accompagner pour qu’ils puissent partir vers autre chose ?Seul un besoin en recrutement bien défini pourra le dire.” Karim Hechmi
Pourquoi ils ne souhaitent pas être embauchés par la suite
3 raisons principales qui expliquent ce faible taux de transformation selon l’étude de Heyteam et Seekube
- Problèmes d’ambiance de travail et de management (30%),
- volonté de diversifier ses expériences et de découvrir un autre secteur / entreprise (27%),
- volonté de poursuivre ses études (20%)
La mise en perspective avec Karim et le travail de recherche de Thomas Simon
Le problème du management
💬 ”Je ne suis pas du tout étonné par ce chiffre. C’est très bien de vouloir attirer et recruter des gens mais si l’ambiance en interne n’est pas bonne, et qu’en plus vous avez fait monter des collaborateurs au rôle de manager alors qu’ils étaient bons en prod, mais pas bons sur cette dimension, et que tu ne les as pas formés au rôle de managers, ça ne va pas !” Karim Hechmi
Ce que Karim met en lumière sur le management, sans formation et les effets que cela peut avoir me fait penser au documentaire Arte, Le fabuleux monde de l’entreprise.
Voici très exactement l’extrait en question : de la minute 40 et 30 secondes à la minute 43 et 37 secondes 🕝
📌 Et voici la retranscription d’une partie de l’extrait :
“Un des défis majeurs auquel toute entreprise est confrontée est de parvenir à mobiliser ses équipes autour d’un objectif commun. Cette mission délicate est assurée par le manager.
C’est à lui d’aider à voir l’employé en quoi son travail s’inscrit dans le tableau d’ensemble.
Le plus souvent, il y a deux façons de devenir manager. Quand on les interroge ces derniers disent devoir leur poste :
a/ à leur ancienneté. Cela fait longtemps qu’ils sont dans l’entreprise,
b/ à leurs bons résultats en tant que collaborateur avant de devenir manager.
Pourtant aucune de ces choses ne fera d’eux un bon manager.
Les gens veulent devenir managers parce qu’ils espèrent être mieux payés ou encore parce qu’ils ont envie de gravir les échelons. Voilà deux désirs parfaitement naturels et difficiles à refréner.
(…)
Il se peut qu’ils oublient de voir en vous des individus, il se peut même qu’ils se fichent d’avoir affaire à des individus à part entière. Ils sont obnubilés par votre seul travail et perdent de vue vos perspectives d’évolution.
Ce comportement abîme votre esprit et l’équipe et affaibli le manager lui-même.
Mais le système est ainsi fait. Ou du moins c’est un rite de passage qui est rentré dans les mœurs. Et selon moi c’est une des causes de notre souffrance au travail.
Sur le plan financier ça donne ça :
Un collaborateur est promu au poste de manager juste parce qu’il fait bien son travail. Et on va le payer plus pour qu’il renonce à ce travail et en fasse un autre pour lequel il n’est pas qualifié. Résultat : la productivité des membres de l’équipe baisse, mais on leur verse toujours le même salaire. De son côté, le nouveau manager doit montrer à son chef qu’il s’en sort. Pour régler le problème il engage un consultant en management qui rédige un rapport sympa mais souvent inutile. Et bien sûr, il faut payer le consultant.
Au niveau mondial, le mauvais management coûte 7000 milliards $ par an” (GALLUP)
Et je voudrais rajouter ici un passage de la thèse de Thomas Simon :
✍️ ” Les relations avec les managers et leurs pratiques managériales font également partie des conditions d’apparition potentielles de situations absurdes en entreprise.”
Il y citera l’étude menée par Catherine Fabre et Patrice Roussel en 2013 auprès de 209 jeunes diplômés de grandes écoles de commerce et d'ingénieurs ayant révélé que tous les employés d'une entreprise ont un rôle clé à jouer dans la socialisation des nouveaux arrivants.
Les résultats ont montré que la qualité des relations avec les collègues est un facteur important dans la compréhension des aspects cognitifs de la socialisation, tandis que l'adhésion aux valeurs et aux objectifs de l'entreprise est liée à la qualité des relations avec les managers et au soutien perçu de l'organisation.
Karim et Thomas Simon abordent communément 3 des principales expériences indésirables du management :
- Le management qui demande uniquement d’exécuter sans aucun accompagnement et/ou avec beaucoup de rigidité.
- Le management par des process qui ne laissent pas de place à la réflexion et déconnectés de ceux à qui on demande de les appliquer.
- Le management par des KPI et des objectifs qui ne font pas sens.
Ce qui renvoie vers deux éléments clés :
👉 Celle du sens :
💬 “Au lieu de faire monter en compétence l’alternant ils vont le presser comme un citron pour faire ce dont ils ont besoin. Que veux-tu qu’il comprenne là-dedans ? Qu’est-ce qu’il aura appris à la fin ? ” Karim Hechmi
✍️ “D’après Anne-Sophie Moreau (2021), « un fossé demeure entre les jeunes recrues de l’utopisme contemporain et les dinosaures du CAC40. C’est, en gros, celui qui sépare le pourquoi du comment. » Lorsque le « pourquoi » advient, c’est la question du sens de ce que l’on fait qui émerge. Aujourd’hui, nous sommes davantage dans une société du « comment » : comment obtenir un résultat ? Comment accroître la performance ? Quels sont les bons instruments à employer ? Le monde du travail est piloté par des totems récurrents : rendement, efficacité, résultats et performance.
Pour Flavien Choffel (2017), il faut passer « plus de temps à dire « pourquoi » qu’à expliquer « comment » ». En effet, la question du « pourquoi » renvoie au sens de ce que nous faisons. Pourquoi est-ce que j’envoie ce reporting ? Pourquoi est-ce que je rédige ce rapport ? Pourquoi est-ce que je peaufine cette présentation ?”
👉 Celle du rapport à la hiérarchie.
L’attente est de trouver dans le manager un modèle, un mentor avec le rôle de transmettre et de challenger le jeune diplômé pour qu'il se dépasse.
Dans sa thèse de doctorat, Thomas Simon cite par exemple le témoignage de Victor :
✍️ ” Je valorise beaucoup le personnel quoi, la relation que j’ai avec la personne, est-ce qu’elle m’inspire ou pas pour un supérieur hiérarchique notamment. (...) Je suis prêt à me donner, à faire l’extra mile comme on dit, c’est plutôt que j’ai du respect et que j’admire la personne pour qui je bosse. Mais en fait, c’est dur d’admirer des gens, c’est dur et c’est rare.”
Autorité et pouvoir sont donc à ne pas confondre. Le pouvoir n’a pas de légitimité.
✍️ ”L’autorité est un pouvoir reconnu, là où le pouvoir ne l’est pas forcément. L’autorité implique, là où le pouvoir applique.“
💬 ” C’est du donnant-donnant. Apprendre est essentiel. Alors pour qu’ils soient impliqués, ils ont besoin d’apprendre et comprendre ce qu’ils font. C’est la base.” Karim Hechmi
La question de l’apprentissage et l’enseignement
📌 Un point d’honneur sur l’orientation
Thomas Simon accorde dans sa thèse tout un passage à l’orientation. Voici un extrait :
✍️ ” Le rôle d’orientation joué par les instances éducatives est déterminant dans les choix professionnels des jeunes. Ainsi, Gérard Boudesseul & Yvette Grelet (2008) sont convaincus que le cadre institutionnel est au cœur du pilotage de l’orientation.
C’est lui qui délimite les frontières du possible. Dès lors, l’orientation devient une action qui vise à donner une direction déterminée à la vie des élèves et des étudiants (Guichard & Huteau, 2005). Scolairement, l’orientation consiste à « conseiller [l’étudiant] sur le métier qu’il peut choisir » (Chassagne, 1998, p. 18).
Sa mission auprès des étudiants c’est de les aider à mieux s’insérer sur le marché.”
L’orientation des étudiants et des jeunes diplômés est dans l’ADN de Karim. C’est un sujet qui est arrivé très rapidement lors de notre échange.
Pour cela il intervient dans les écoles de commerce, d’ingénieurs ou universités, en mettant un point d’honneur sur des retours en phase avec la réalité du terrain.
💬 ”Le but c’est de transmettre quelque chose. De faire rencontrer aux étudiants des vrais parcours avec des vraies histoires. Souvent des alumni, mais aussi des entreprises.” Karim Hechmi
Voici concrètement un exemple d’intervention de Karim en école de commerce 👇 :
L’orientation demande d’être connecté aux attentes des jeunes diplômés, à l’évolution du marché du travail … Elle n’est en aucun cas statique et demande la part des institutions/acteurs d’actualiser les infos qu’ils partageront (de se former) pour remplir correctement leur rôle.
Ainsi Thomas Simon met l’accent sur ce point dans sa thèse :
✍️ ”Le problème, c’est quand les recommandations se veulent de plus en plus contraignantes jusqu’à devenir des injonctions. Au collège puis au lycée, on croise par exemple les conseillers d’orientation qui tentent de fournir aux élèves les clés pour choisir leur avenir. Mal formés ou peu ouverts aux désirs profonds des élèves, ces conseillers peuvent devenir de véritables obstacles sur leur chemin.”
Et une fois en école de commerce, d’ingénieur ou à l’université, ce besoin d’orientation continue d’exister. L’orientation fait même partie des missions de l’école. Et pour cela, elle doit établir un dialogue avec les personnes qui incarnent les entreprises dans lesquelles les jeunes diplômés seront par la suite recrutés.
Un dialogue que Karim considère fondamental pour aider les jeunes à s'insérer sur le marché de l'emploi de manière stimulante et non pas par défaut.
📌 Les changements d’ambiance entre prépas, écoles et monde de l’entreprise
Je voudrais rajouter à cette partie, ce que Thomas Simon partage au sujet de l’enseignement :
✍️ ”Les jeunes diplômés que nous avons interrogés nous ont fait état de fossés successifs entre leur parcours en prépa, leur vie en école puis leurs journées en entreprise. Ils ont l’impression d’être tombés de Charybde en Scylla en passant de l’environnement stimulant et challengeant de la prépa à l’ambiance décevante des cours en école. Malheureusement, l’arrivée en entreprise ne leur a été d’aucun secours puisqu’ils ont à nouveau déchanté lors de leurs premiers contacts avec le monde du travail.”
À ce propos, Thomas citera dans sa thèse la BD “Sup de cons, le livre noir des écoles de commerce” de Zeil, enseignant-chercheur dans plusieurs universités américaines et canadiennes, puis directeur du marketing et directeur académique dans une école de commerce française.
Zeil présente au travers de sa bande dessinée satirique, les travers de certaines écoles de commerce : cours de faible qualité, des innovations de façade, des débouchés professionnels enjolivés …
Il partagera dans un entretien au journal Le Monde :
“Ma BD est une collection de souvenirs qui force un peu le trait, mais sans trahir la réalité que j’ai vécue. Et mes anciens étudiants qui ont lu cette BD ont compris que le mot “con” dans le titre ne s’adressait pas à eux, mais faisait allusion au fait que la direction de certaines Sup de Co les traite vraiment comme tels !”
Je vous laisse ici quelques extraits de la BD.
Thomas Simon émettra dans sa thèse une série de recommandations pour repenser et améliorer l'enseignement en école de commerce et d'ingénieur :
- Réduire “le fossé” entre le corps professoral de prépa et celui en école de commerce/d’ingénieur par une amélioration de leur investissement dans leurs fonctions d’enseignement. Puis dans un deuxième temps, de “revaloriser l’enseignement dans l’évaluation et la considération des enseignants-chercheurs”.
- En finir avec le problème des cours bullshit en donnant du fond et de la consistance aux cours dispensés en faisant par exemple “usage des humanités pour développer la recherche en sciences en gestion. Il serait ici opportun de s’appuyer sur des œuvres littéraires pour donner du contenu aux cours de management.”
- Reconnecter systématiquement l’enseignement avec le réel (”moins de storytelling pour plus d’immersion”). Thomas évoquera non seulement le besoin de muscler le dialogue qui existe déjà avec les stages et l’alternance, mais aussi de faire le lien entre le monde managérial et le travail manuel : “Travailler dans un atelier, ce n’est pas seulement créer des objets, c’est aussi acheter des matières premières, échanger avec des fournisseurs, gérer des stocks et vendre des produits.”
- L’introduction de l’approche critique du management dans l’enseignement sans pour autant qu’elles “ne s’érigent en opposition systématique et stérile à tous les phénomènes relatifs à la vie en entreprise”.
- Repenser l'orientation des étudiants pour les aider à s'insérer sur le marché de l'emploi en les aidant à décrypter le langage organisationnel, les offres d’emploi, la recherche d’info … ( comme fait Karim 🙌).
Le besoin de faire du chemin
Il y a une rupture dans la construction d’une carrière par rapport aux générations précédentes, un besoin de se faire un chemin en expérimentant différents environnements (entreprises, métiers…).
Thomas Simon écrit :
✍️ ”En passant d’une entreprise à l’autre mais aussi en évoluant sur leurs attentes, les jeunes diplômés développent des parcours qui ne correspondent plus au modèle de la carrière organisationnelle classique où il s’agit de gravir les échelons en restant trente ans dans la même maison. Leurs tribulations, notamment inter- entreprises et multidirectionnelles, s’inscrivent dans le courant des « carrières nomades » (“boundaryless careers”) qui apparaît aux États-Unis dans les années 1990 (Arthur & Rousseau, 1996; Cadin & al., 2003).”
Des lignes complètement alignées avec ce que Karim partage avec moi lors de notre échange.
💬 “Quand tu es jeune et que tu vis dans un contexte où tout évolue très vite, c’est logique de vouloir explorer, apprendre, de se construire, d’aller voire ailleurs.
Les carrières entières dans une seule boîte comme dans la génération de nos parents, ça n’existe plus.
Alors si en plus, ils sont dans des environnements où ils ne se sentent pas pris en compte, à l’aise, ou qu’on les presse comme des citrons, c’est tout à fait normal qu’ils partent.” Karim Hechmi
Et c'est un constat que Ghislain Deslandes, professeur à ESCP Business School, partage également lorsqu'il se demande ce que signifie "être à sa place”. 👇
“Une place précise et inamovible souhaitée par beaucoup de cadres dans la génération antérieure, qui ont fait toute leur carrière dans la même organisation n’a pas forcément la préférence des jeunes diplômés. Comme s’ils présentaient que la place qu’ils recherchent se trouvait dans le déplacement même, dans le changement, dans un processus de modification, leur permettant d’accéder à eux-mêmes, à leur désir de réalisation, d’estime et d’actualisation.”
Il citera d’ailleurs la thèse de Thomas Simon et plus précisément les 4 idéaux-types de jeunes diplômés en entreprise que nous allons voir dans la partie qui suit.
Je vous laisse ici la vidéo complète.
Le parallèle avec “les déserteurs” et “les fidèles” selon le travail de recherche de Thomas Simon
C’est un de mes passages préférés de la thèse de Thomas Simon, la mise en dialogue entre les réponses des jeunes diplômés et le carnet de voyage de Michel Leiris, écrivain poète et ethnologue en Afrique.
✍️ ”Au-delà des entretiens que nous avons menés, l’ouvrage de Leiris (2008 [1934]) va nous servir de prisme à travers lequel nous allons analyser les désillusions des jeunes diplômés. Tout notre propos est de penser les situations vécues en entreprise à l’aune des pérégrinations de Leiris (2008 [1934]) entre Dakar et Djibouti.”
👉 Les déserteurs
✍️“Les déserteurs désignent tous ces jeunes diplômés qui ont affronté la sécheresse et l’aridité du Grand Sud. Ils ont goûté l’amertume de l’absurde. Le déserteur est également un vocable militaire. Dès lors, les déserteurs sont aussi les jeunes diplômés qui ont renoncé à leur devoir. Certains sont parvenus à trouver une halte tandis que d’autres errent encore dans les dunes.”
Et dans les déserteurs, il identifie deux idéaux-types.
- Les Sahariens
Ce sont les habitants du désert, où la terre n’est pas fertile. Ce sont des jeunes qui ont quitté leur poste et qui ne parviennent pas à trouver une voie qui les intéresse et se questionnent sans cesse sur leur avenir professionnel.
Thomas citera l’exemple de Caroline : “Il y a dix jours exactement, j’ai fini mon contrat d’apprentissage et je suis donc au chômage, voilà. [...] c’est un peu bordélique on va dire “.
De Baptiste : “ Honnêtement, je ne sais pas du tout. Je dirais le conseil mais... là aujourd’hui je suis allé à un forum des entreprises pour le conseil mais je ne sais pas du tout. Il n’y a aucune boîte vraiment qui me transcende et c’est aussi parce que je ne sais pas genre j’ai l’impression d’être un peu blasé. Faut que j’arrive à trouver... il y a peut-être un truc bien, fin, je ne sais pas, je ne sais pas du tout.
J’aimerais faire quelque chose autour de... je ne sais pas, en fait, je suis vraiment perdu.”
Ou encore celui de Jules : “Je suis toujours en réflexion, je ne sais pas trop, il y a un moment enfin j’ai peur de choisir, il va falloir que je choisisse quelque chose”.
- Les Oasiens
Ce sont les habitants de l’oasis. Les jeunes diplômés qui après une rude traversée du désert ont trouvé une parcelle de répit dans une activité qui leur convient et qui fait sens pour eux au risque de se laisser charmer par les fameux mirages des oasis.
✍️ ”En effet, le désert est aux portes de l’oasis ; l’absurde est aux portes d’une utopie où toutes les actions sont pleines de sens.”
Quelques pages plus tard il reviendra sur ces oasis :
✍️ ”Au-delà de la désertion intérieure, il existe également un phénomène de désertion physique des jeunes diplômés face à la multiplication des « bullshit jobs » (Graeber, 2018a). C’est en tout cas ce que relève Jean-Laurent Cassely (2017a) lorsqu’il parle d’un phénomène de fuite des « premiers de la classe ». Il le dépeint comme un mouvement d’exode depuis les tours des grandes entreprises de La Défense vers les ateliers d’artisanat, les exploitations agricoles, les ONG...”
👉 Les fidèles
✍️“Les fidèles désignent tous ces jeunes diplômés qui ont suivi les rails d’un parcours académique et professionnel classique, sans encombre. Ils sont bien souvent passés par les classes préparatoires, ont intégré une école de commerce ou d’ingénieurs puis ont rejoint un grand groupe de conseil, d’audit ou de finance. Ils sont toujours en poste et restent donc fidèles à leur entreprise actuelle.”
- Les Médiniens
Les habitants de la médina abritée par des murs d'enceinte dans les pays d'Afrique du Nord sont à l’abri de l’hostilité du désert.Ce sont tous ces jeunes diplômés pour qui la question du sens se pose peu/pas. Pas d’absurde en vue. Ils se sentent bien là où ils sont.
- Les Sahéliens
Ce sont les habitants de la bande sahélienne où les ressources se font rares. Ce sont les jeunes diplômés qui sont en poste tout en percevant les limites, mais qui y restent car ils n’ont pas d’alternative en vue.
Mais qu’est-ce qui explique ce choix ? Thomas Simon partage :
- Le phénomène d’accoutumance
Ces jeunes diplômés se rendent au travail sans trop se poser de questions, tel un automatisme. Thomas citera Raphaël : “ oui enfin déjà clairement il y a une inertie qui fait que quand tu es habitué à faire un truc tu vas le faire plus facilement en te disant plus facilement ok je le fais.”
- Aller au travail par devoir
Ce phénomène synchronisé avec l’accoutumance se manifeste par la sensation d’avoir un devoir à accomplir. Ainsi André lors de son entretien partageait : “Je devais faire mon stage de fin d’études, du coup, c’est comme se lever pour aller en cours le matin, ce n’est pas quelque chose que j’ai spécialement envie de faire, mais je le faisais. Moi j’y vais parce que je suis un peu obligé quoi et à force, je ne me pose plus trop la question, mais oui c’est parce que c’est un stage et que je devais le faire.”
Thomas citera également le témoignage d’Iris qui elle mettra en avant un devoir lié à la conscience professionnelle : “un contrat de travail c’est un engagement et je suis assez, en tout cas assez attachée aux valeurs de la conscience professionnelle et l’engagement et c’est ça qui aurait fait que je me serais levée le matin parce que je dois quelque chose à une entreprise qui, elle, me rétribue d’une manière autre, pécuniaire, voilà.”
- L’arbitrage en attente de mieux
Les Sahéliens peuvent prendre leur mal en patience. En faisant le bilan de leur situation, ces jeunes diplômés se disent que ce n’est que transitoire. Une sorte de “Ce n’est pas parfait, mais ça pourrait être pire”.
Ainsi Aurélie dira : “Ça me plaît par certains côtés et ça me déplaît par d’autres. (...) Je le tolère tant que je le tolérerai tout simplement (...) ça ne durera pas éternellement.”Et Guillaume partagera : “ En fait je reste là en attendant de trouver quelque chose vraiment qui me fasse kiffer, c’est un peu à double tranchant dans le sens où à la fois tu te satisfais de ta situation en disant bon il y a mieux, il y a pire ailleurs (...), mais en même temps je me dis ben je ne vais pas non plus partir pour un truc de 💩 tu vois.”
- Le confort matériel
Même si ces jeunes diplômés ne sont pas satisfaits de leur situation, leur automatisme est alimenté par un niveau de vie confortable lié à leur rémunération.
C’est le cas de Guillaume par exemple : “ Je me dis aussi ben j’ai un salaire, j’ai un truc qui tombe. (...) Ça sert à quoi de changer de job si tu es moins bien payé et que tu travailles plus tu vois. Je n’apprends rien à mon boulot, mais je suis payé et ça me laisse du temps pour mes projets perso, voilà.”
- Ne pas savoir quoi faire s’ils quittent l’entreprise
Que faire en cas de départ ? Cette question reste sans réponse comme le formule Iris : “Si je laisse tout pour faire autre chose, c’est pour faire quelque chose que j’aimerais faire. Je ne sais pas encore exactement quoi.”
- Se poser beaucoup de questions
Thomas partage le témoignage de Clémentine : “Depuis je me suis beaucoup trituré l’esprit, je me pose beaucoup de questions en fait depuis le moment où je suis entrée dans mon job. Pour tout vous dire, déjà la veille de... en fait juste avant de commencer je n’avais pas envie d’y être.
Donc déjà avant même que mon premier jour ait lieu, je savais dans le fond que je n’y allais pas le sourire aux lèvres (...) et donc j’ai beaucoup réfléchi, j’ai émis un certain nombre d’hypothèses parfois farfelues, parfois non, et là je suis en train de chercher ailleurs.”
Ou encore celui d’Iris : “J’ai épuisé tout mon stock d’énergie à me battre je pense avec moi-même à essayer de me dire est-ce que je suis ma conscience pro ou est-ce que je me barre d’ici.”
👣 Je pense alors au parcours Karim et au chemin qu’il a parcouru.
Karim voulait être pilote de ligne mais la formation financée n’existait plus au moment où il obtient son Bac. Le prix à payer est au-dessus de leurs moyens.
Il suit alors les conseils de sa mère et intègre la fac de droit où il ira jusqu’au bout de son cursus, non pas parce que ce qu’il apprend à la fac le transcende, mais dans l’optique d’aller jusqu’au bout et de s’assurer un confort lié à des débouchés et à une stabilité professionnelle.
Karim travaillera pendant 4 ans dans le milieu du droit. Notamment en cabinet d’avocats.
Dans une interview accordée à la chaîne “Recruiters in Da house”, il partagera ce parcours et le décalage perçu entre ce qu’il imaginait et la réalité du terrain.
Impossible pour lui de s’y projeter. Alors même qu’il n’a pas de plan B, il décide de partir.
Il intégrera alors un cabinet de recrutement où il évoluera petit à petit jusqu’au poste de directeur des opérations. Il entend et voit de choses qui ne lui conviennent pas et qui lui font se dire qu’il y a un problème dans le Recrutement.
Il décide alors de se lancer à son compte afin d’avoir un impact à son échelle et aider les entreprises à mieux recruter et aider les jeunes à mieux s’insérer dans le marché de l’emploi.
Voici l’extrait de l’interview :
Ce qui est attendu
Les attentes formulées par les jeunes diplômés tiennent en un acronyme que j’ai découvert en lisant la thèse de Thomas Simon. Ils souhaitent être à l’AISE (Autonomie, Impact, Stimulation, Equilibre).
✍️ ”Parvenir à contenter ces demandes permettrait aux entreprises à la fois d’attirer et de retenir les jeunes recrues. Nous suivons en cela l’appel d’Estelle Morin & Benoît Cherré (1999) pour qui il est essentiel « de se demander quelles sont aujourd’hui les caractéristiques d’un travail qui a du sens pour ceux qui sont chargés de mettre en place les conditions dans lesquelles il s’effectue ».
💬 ”Si tu veux qu’ils viennent et qu’ils restent, intéresse-toi à eux. À leurs besoins, à leurs envies et après tu peux travailler dessus.” Karim Hechmi
Comment les attirer et les retenir ? 🧲
Que ce soit lors de mon échange avec Karim ou dans la thèse de Thomas Simon, deux éléments essentiels et transversaux ont été communément mis en lumière.
Alors sans rentrer dans des recettes miracles, il me semblait intéressant de revenir sur des principes de base évidents et pourtant pas toujours adoptés.
Cohérence
👉 La culture d’entreprise
💬 "Ils veulent du vrai, et cherchent de l’info.” Karim Hechmi
Et dans ce sens, la culture d’entreprise sera l’un des éléments les plus cités dans mon échange avec Karim et largement abordé dans la thèse de Thomas Simon.
Il y a premièrement un besoin de cohérence entre ce qui est formulé et ce qui existe réellement.
✍️ ”Ce décalage entre les bonnes intentions et les actes concrets participe au surgissement de l’absurde en entreprise. Ce fossé entre les paroles et les actes n’est pas sans rappeler le concept d’« hypocrisie organisationnelle » développé par Nils Brunsson (1989). Pour lui, cette hypocrisie structurelle consiste notamment à user de la communication institutionnelle pour faire oublier la réalité des actions menées par l’entreprise.”
Annuler ce fossé demande un véritable travail d’introspection.
💬 ”Posez-vous, allez voir vos collaborateurs, questionnez-les sur leur travail, l’ambiance, leurs besoins. Est-ce que c’est de la formation, est-ce que c’est de l’évolution, est-ce que c’est de l’argent, est-ce que c’est de la flexibilité.
Faîtes le point sur votre vision, celle de vos collaborateurs, les valeurs et la mission de l’entreprise.
C’est seulement une fois que ce travail sera fait que vous pourrez faire rayonner la culture de votre entreprise.” Karim Hechmi
Un rayonnement, comme le rappelle Karim, basé sur des actions concrètes.
Il me donnera l’exemple d’une filiale d’Airbus, dans l’armement et la défense.
💬 ”Leur domaine d’expertise n’est pas des plus sexy parce que c’est l’armement et la défense.
Mais ils ont tout compris.
Je bosse avec eux sur la partie qui est liée au stage/alternance chez eux.
Ils recrutent des centaines de personnes chaque année et ils ont un programme d’intégration dingue avec des étapes clés, des moments de formation, de feedback, d’accompagnement et en plus ils ont carrément prévu un programme dont je fais partie, dans lequel je les accompagne.
Si tu restes chez eux, tant mieux, mais si tu n’y restes pas ils t’aident à trouver un job pour après. On t’aide à réfléchir à ton projet pro, on t’aide à réfléchir à comment te vendre.
Non seulement ils ont un programme d’intégration qui est long, qui dure 6 mois et pendant lequel il y a des points d’action avec les managers, les équipes, les RH … et même si tu veux quitter la boîte, on t’aide à la quitter dans les meilleures conditions.
Et ça existe depuis des années. Je bosse avec eux depuis 5 ans.” Karim Hechmi
Tout décalage entre de belles paroles/intentions et les actions concrètes est aujourd’hui plus facilement partageable et décelable grâce à des plateformes telles que Glassdoor. Et le retour de bâton peut être douloureux.
Les réseaux sociaux sont également devenus un terrain de jeu pour les entreprises. Thomas Simon parle dans sa thèse de hiatus avec la réalité.
✍️ ”Les réseaux sociaux illustrent également ce double langage qui est au cœur des entreprises. On retrouve d’un côté le langage « corporate » qui est un instrument marketing sur les réseaux sociaux et le véritable langage qui régit les relations entre les salariés. Les spots publicitaires sur Facebook et Instagram mettent en scène une vie d’entreprise parfois aux antipodes du quotidien vécu par les salariés.”
À ce sujet, Karim me donne l’exemple d’un grand groupe hôtelier avec lequel il travaille sur une campagne de communication sur les réseaux sociaux pour attirer de nouveaux collaborateurs (et qui au passage a de bons avis sur Glassdoor).
Karim partagera avec moi qu’avant d’accepter de travailler pour une entreprise, elle doit être alignée avec ce qu’il considère comme étant une communication efficace; à savoir loin des discours institutionnels et fakes et dans des formats qui parlent à son audience. En ce moment Karim développe une très grande appétence pour la vidéo.
Mais le plus important c’est le fond, le contenu.
💬 ”On a fait avec Accor un projet vidéo où je mène différentes interviews, un chef de parti, un manager, quelqu’un à la réception, un peu à tous les étages avec un échange spontané, les gens n’avaient pas les questions à l’avance.
J’ai posé les questions que se posent les candidats.” Karim Hechmi
👉 L’adéquation entre l’emploi et les compétences
Thomas Simon évoque dans sa thèse, un autre point d’incohérence qu’il me semblait intéressant de mettre en lumière avant de clore cette partie.
✍️ ”Un aspect essentiel du malaise qui touche les jeunes diplômés en entreprise est la surqualification. L’emploi qu’ils trouvent à la sortie d’école ou d’université n’est pas en adéquation avec leur formation et leurs compétences.
Ainsi, Anne Prevost-Bucchianeri & François Pottier (2020) sont convaincus que la surqualification fait partie des facteurs à l’origine de la désillusion des jeunes diplômés.
En effet, « les organisations embauchent un Bac +5 pour occuper un poste où les compétences d’un Bac +3 suffiraient amplement (...). Il en découle un sentiment d’insatisfaction pour le diplômé : son job ne le pousse pas dans les derniers retranchements de son cerveau ».
Clarté
Ici les offres d’emploi sont le nerf de la guerre.
En 2020, Karim écrivait déjà :
“Ton annonce doit être compréhensible de tous, je compte sur toi pour vulgariser ton projet et le rendre accessible, même de ceux qui ne connaissent pas ta boîte, ni ton secteur.
Compliqué pour un candidat de postuler s’il ne comprend pas ce que tu fais.”
De l’eau aurait dû couler sous les ponts et pourtant …
Quant aux missions des postes, c’est un peu le même son de cloche. Je cite Thomas Simon :
✍️ ”Quand on navigue sur les sites dédiés à la recherche d’emploi comme le font la plupart des jeunes diplômés après leur sortie d’école, on peut facilement être interloqué par certaines descriptions de postes qui ressemblent davantage aux fiches techniques d’un ingénieur-maintenance chez Airbus plutôt qu’à un descriptif clair et précis du travail attendu. Comme le rappelle Anne-Sophie Moreau (2021), « si les jeunes se méfient des intitulés de poste aux tonalités corporate, c’est aussi pour de bonnes raisons ».
Les fiches de poste regorgent de trésors d’inventivité pour rendre extraordinaire des tâches dérisoires.”
Et idem quant au projet derrière le recrutement et qui devrait pouvoir être clairement perceptible à la lecture de l’offre. Quelles sont les projections du poste ? Quelles sont les possibilités d’évolution ?
C’est là qu’il convient de rappeler à quel point il est important de prendre le temps de définir son besoin. Au-delà d’éviter les listes de prérequis à la Prévert qui souvent génèrent une liste de cases à cocher non alignées avec le véritable besoin et les véritables missions, prendre le temps de formuler son besoin permet également de débloquer des réponses à d’autres questions tout aussi importantes.
💬 ”Qui va l’accompagner ? C’est quoi le plan d’intégration ? Le plan de formation ? C’est quoi le plan de fidélisation ?” Karim Hechmi
✍️ ”L’enjeu consiste ici à dénoncer ce discours pompeux qui cache mal la réalité des choses. Ce jeu de dupes doit cesser quitte à mettre à nu la platitude du poste proposé. Pour cela, Hervé Laroche (2016) propose d’employer son « concept d’emplois « post-it », peu adhésifs, à engagement psychologique limité, facilement reconfigurables. Une simple affaire de contrat de travail, somme toute, contribution contre rémunération. Il y aurait [certainement] des preneurs, prêts à s’ennuyer sans drame, sans déception, au lieu de s’évertuer, sans vraiment y croire, à construire une cathédrale de yaourts. » (Laroche, 2016)”
Puis l’exercice de la clarté contribuera aussi à stopper une perte du sens des mots employés en entreprise. Thomas Simon parle de “nébuleuse sémantique”.
✍️ ” Dans son carnet de route Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson (2016) s’appuie sur un rapport ministériel traitant de l’hyper-ruralité pour fustiger les aberrations linguistiques des hauts fonctionnaires : « parmi la batterie de mesures du rapport on lisait des choses comme le droit à la pérennisation des expérimentations efficientes et l’impératif de moderniser la péréquation et de stimuler de nouvelles alliances contractuelles.
Quelle était cette langue étrangère ? De quoi les auteurs de phrases pareilles nourrissaient-ils leur vie ? » (p. 28-29). La stupeur est la même lorsque les jeunes diplômés brandissent leurs titres à rallonge ou leurs acronymes comme gages du sérieux de leurs fonctions. Personne ne sait vraiment de quoi il retourne.”
S’extraire des schémas
La question de la génération
Bien que l’objectif de la thèse de Thomas Simon ne soit pas l’étude des caractéristiques de la génération Y, il accorde un paragraphe à quelques sources qui appellent à la prudence quant à l’usage de “ce syntagme qui traite les individus comme une masse homogène.”
Il cite l’enquête de François Pichault & Mathieu Pleyers en 2012, menée auprès d’un échantillon de 851 personnes dans le but de mieux comprendre les contours de la génération Y.
✍️ ”Leurs résultats tendent à montrer que les soi-disant particularités qu’on attribue à la génération Y sont bien minces et relèvent davantage du mythe.”
Il n’y aurait pas un écart significatif entre les attitudes et le rapport au travail entre les membres de la génération Y et ceux des autres.
Puis il citera également Rappin qui met en garde sur le manque de rigueur scientifique de certaines études.
✍️ ”Il montre comment ce phénomène médiatique et managérial est progressivement passé de l’effet de mode au mythe.”
À plusieurs reprises pendant notre échange, Karim avait également mis en garde contre une forme de raccourci qui limite la réflexion et la recherche de solutions.
💬“Tant qu’on essaiera de mettre les gens dans les cases on n’avancera pas. On parle de besoins qui vont plus avec le temps, le contexte qu’avec les générations.” Karim Hechmi
Puis, dès les premières pages de sa thèse, Thomas Simon partage :
✍️ “Faut-il être nécessairement jeune pour déserter l’entreprise après avoir fait l’expérience de l’absurde ? La réponse est négative. Toutes les générations de salariés peuvent être victimes de l’absurde. Il ne s’agit pas d’une caractéristique propre aux jeunes diplômés.”
La question des types de métiers
Il convient aussi de rappeler que nous avons abordé dans cet article des réflexions sur une typologie de métiers bien précise.
Or, comme le rappelle Thomas Simon :
✍️ ”Faut-il nécessairement faire partie des « premiers de la classe » (Cassely, 2017a), des élites intellectuelles pour être victime de l’absurde en entreprise ? À nouveau, la réponse est négative. Le phénomène peut toucher toutes les catégories de salariés, depuis les activités de secrétariat jusqu’aux activités d’encadrement 2018 (Dejours, 2015 [1980]).”
L’aparté de fin
À la fin de mon échange avec Karim, il évoquera tous les métiers en forte tension, très pénuriques, où il est difficile de recruter mais également difficile d’y travailler et qui pourtant sont essentiels au fonctionnement de la société.
Des métiers à des années-lumière de sujets comme le télétravail, les congés illimités, la flexibilité des horaires … et pour qui les préconisations de LinkedIn parlent d’un monde en totale déconnexion avec le leur (un sujet auquel j’aimerais bientôt dédier un article).
💬 “Ce sont des métiers capitaux : dans la santé, l’enseignement … Comment veux-tu créer des vocations ? Alors que des basiques comme le salaire et la formation ne sont même pas là. C’est important de tout mettre à plat et faire le point sur ce qu’il est possible de proposer.” Karim Hechmi
Ce qui me fait penser à un extrait de la thèse de Thomas Simon sur lequel j’aimerais clore cet article.
✍️ ” Plus un travail est utile socialement, moins il est payé et à l’inverse, moins il est utile, plus c’est un bullshit job, plus il est payé et plus il est reconnu. David Graeber (2018a) prend notamment l’exemple des infirmières qui ont des salaires dérisoires alors que leur travail a un impact direct sur la société. Sur ce point, Delphine Dechaux (2017) a consacré un article dans Challenges pour évoquer le salaire indigne des infirmières. Plus récemment, Arnaud Chéron & Pierre Courtioux (2020) se sont appuyés sur les données de l’OCDE publiées en 2017 afin de rappeler que « le salaire des infirmiers des hôpitaux publics [français est] particulièrement bas, en moyenne 5 % en deçà du salaire moyen national, classant la France parmi les 5 derniers pays sur les 29 pays développés considérés. »
Pour Éric Heyer, Pascal Lokiec & Dominique Méda (2018), le fossé entre les deux hiérarchies, celle des rémunérations et celle de l’utilité sociale, est énorme. Avec la crise récente du coronavirus, l’importance de certains métiers (soin, transport, alimentation...) a d’ailleurs fait l’objet d’une prise de conscience collective. Tous les « invisibles » se sont finalement révélés être indispensables au bon fonctionnement de la société.”