La compétence, le grand écart entre théorie et pratique…
Comme nombre d’étudiants wannabe Responsables RH résistant à la tentation de la sieste pendant les TD de droit social, j’ai davantage été fasciné durant mon cursus par la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (devenue depuis la GEPP) et les sujets de développement RH que par l’administration du personnel. Pensez-vous, un sujet stratégique à la fois pour le développement d’une organisation et celui des équipes, le kif !
Quand enfin on m’a demandé de préparer un argumentaire censé convaincre mon CODIR des multiples avantages de la mise en place d’une telle stratégie, j’ai donc été ravi. La GPEC était l’arme qui nous faisait défaut pour résoudre les problèmes de turn-over que le recrutement ne parvenait plus à endiguer. C’était LA décision à prendre pour franchir un cap en disposant d’un levier d’engagement et de fidélisation des collaborateurs d’une part, d’attractivité des candidats de l’autre. Ma DRH et moi en étions convaincus. Alors j’ai poncé le sujet pendant des semaines et des semaines. J’ai rédigé un rapport simple, chiffré, argumenté, pédagogique, sans minimiser les lourdeurs de mise en place mais en mettant l’accent sur les bénéfices à court, moyen et long terme, jusqu’à l’ébauche d’un synoptique de pilotage de projet…
Le CODIR enterra le sujet sans en lire une ligne sur l’air de « demain c’est trop loin, l’important c’est maintenant ». 35% de nos exit interviews pointaient du doigt un manque d’accompagnement dans les carrières et une offre de formation ultra limitée, le turnover venait d’augmenter de 7% sur une année glissante, mais les dirigeants préférèrent augmenter le budget consacré aux cabinets de recrutement pour aller chercher dehors ce que nous n’avions pas pris soin de suffisamment cultiver en interne. Et c’est encore trop souvent le cas aujourd’hui.
Pourquoi est-ce aussi compliqué de miser sur le développement des compétences des collaborateurs ?
1. S’il te plaît dessine moi une compétence …
La compétence est au coeur du recrutement et de la compétitivité. Qu’il s’agisse de causer soft skills, hard skills ou plus récemment des énigmatiques mad skills (un grande fourre-qui fait de votre entreprise un employeur cool et à la pointe de l’inclusion sur le papier mais qui finira à terme par interroger la volonté réelle des organisations à faire une place à l’atypicité), pas une semaine ne passe sans un article présentant celles que l’on s’arrache sur le marché. Mention spéciale aux compétences comportementales regroupant les aptitudes interpersonnelles, les capacités de communication ou encore l’intelligence relationnelle qui ont supplanté les compétences techniques en tant que nouveau Graal du recrutement dans un monde du travail de plus en plus automatisé.
On aime tellement ça qu’on en fait des classements, jusqu’à l’absurde. En croisant les analyses de Cadremploi et de Forbes, le candidat ultime cuvée 2023-2024 est (prenez une grande inspiration …) : autonome, adaptable, capable d’appréhender et résoudre des problèmes complexes à travers un raisonnement inductif ou déductif, créatif, teamplayer, flexible, habile négociateur, serviable et orienté care, émotionnellement intelligent, confiant, empathique, doué en communication, organisé et gestionnaire, résistant au stress, créatif, intrapreneur, audacieux, motivé, 8ème dan de visualisation et d’imagerie mentale, curieux et connecté à l’instant présent… Rien que ça !
Sauf qu’il y a au moins deux énormes boulettes là-dedans.
Primo, une confusion entre traits de personnalité, qualité personnelle et/ou professionnelle et compétence.
Secundo, la compétence n’existe pas en valeur absolue et ces classements sont débiles. Il est temps d’invoquer des auteurs qui permettront de comprendre pourquoi à travers leurs définitions de la compétence. C’est la minute culture de cet article, vous pouvez décider de briller en société ou d’aller vous faire un café. 😉
Pour Ewan Oiry [1], la compétence est « individuelle, hétérogène, conceptualisée, dynamique et scientifique. » Josiane Basque [2] a elle aussi relevé une certaine uniformité de concepts dans les différentes définitions proposées depuis les années 90 :
- Un savoir-agir : la compétence se définit dans l’action, l’action prenant la forme d’une mobilisation d’une ou plusieurs ressources de manière intégrée, appropriée et intentionnelle dans une situation donnée.
- Un savoir-agir contextualisé : la compétence se déploie dans un contexte donné le plus souvent complexe, jusqu’à rendre un individu capable d’agir dans une famille de contexte proches ou similaires tout en adaptant aux nuances. La compétence dépasse donc la notion de réflexe.
- Un savoir-agir mobilisant des ressources internes (ressources personnelles constituées des connaissances, expériences, intérêts, attitudes, habiletés…) et externes (ressources physiques, humaines, réseaux…)
- Un savoir-agir se manifestant dans la performance : la performance est la manifestation de la compétence dans une situation donnée, non la compétence elle-même. Autrement dit, il existe plusieurs façons d’être compétent dans une situation donnée, et dans certaines circonstances une personne compétente ne sera peut être pas à la hauteur de la performance recherchée sans que cela remette en cause sa compétence.
Comme le souligne le copain Mohamed Achahbar dans son excellent article pas de recrutement sans contexte de recrutement , il n’existe pas de compétence universelle ou transversale, seulement des compétences dans un contexte donné. En revenant à une conception basique (Compétence = Je suis capable de [ACTION] dans tel [ENVIRONNEMENT / CONTEXTE] afin d’arriver à [RÉSULTAT]) combiné à l’aspect individuel, on pulvérise tout l’intérêt des classements tout en mettant en lumière une des plus grandes difficultés en matière de recrutement : connaître, anticiper et prévoir le contexte.
2. Recruter à Incertitude-Land : prime au court-terme
Tout processus de recrutement commence par la prise de brief, la définition du profil idoine en fonction du périmètre, des missions, du timing, de l’activité, de l’équipe, de l’historique, bref du contexte. On vient de le voir, c’est indispensable et fondamental pour comprendre ce qu’on cherche et s’y prendre efficacement. Dans un monde parfait, le besoin est le plus souvent anticipé et vous pourriez même bénéficier d’un temps conséquent dédié au brief mais en réalité et à fortiori dans un environnement incertain il est probable que le recrutement ait dépassé le stade de l’urgence il y a plus de 15 jours. Malgré - ou à cause - de cela, le hiring manager a probablement une check-list de compétences longue comme un discours de dictateur sud-américain parce que ça le rassure et paradoxalement peu de temps pour parler de l’environnement. Une fois le ménage fait entre les compétences indispensables, importantes mais un poil négociables et celles qui sont clairement accessoires, posez les questions suivantes et observez.
Question(s) 1 : Y a t-il des évolutions envisageables à 18 / 24 mois ? Si oui, quoi ? Et comment ? Comment ça se passe niveau formation dans l’équipe ?
Le développement des compétences et la gestion des parcours professionnels étant deux des principaux leviers de motivation, ce serait bête de ne pas pouvoir répondre aux candidats si jamais ils venaient à poser la question en entretien, non ? Attendez-vous toutefois à ce que Jean-Michel Manager botte en touche : il est probablement stressé, pressé, focalisé sur la résolution à (très) court terme de sa problématique et vous lui demandez de se projeter dans un futur dont il ignore presque tout.
Question(s) 2 : Y a t-il quelqu’un en interne qui ait les compétences pour prendre le job, ou qui s’en approche ? Que manquerait-il à cette personne pour être le bon profil ?
Jean-Michel va vite réaliser que la mobilité interne est une option intéressante : on gagne du temps sur le process de recrutement, l’acculturation, l’onboarding et la formation et cerise sur le gâteau ça coûte moins cher [3] Ah si seulement on avait à disposition une liste des compétences par fonction croisée avec la liste des collaborateurs, tiens…
Ceci étant, attention à ce que votre manager ne s’empresse pas d’aller faire ses courses en interne dans votre dos et déshabille Pierre pour habiller Paul : la mobilité interne ne fonctionne qu’avec un process établi.
Question 3 : Peux-tu me donner un exemple de situation dans laquelle la compétence X dont tu m’as parlé va être réellement sollicitée ?
De deux choses l’une. Soit il y a un besoin identifié et une récurrence, soit non. Hors de question d’envisager le recrutement comme une collection de Pokemon rares disposant des meilleures perks « au cas où », la compétence peut être comprise comme un actif immatériel qui s’étiole avec le temps et le manque d’utilisation. Et le fait que cet actif ne soit pas la propriété de l’entreprise mais bien du salarié ne va pas forcément arranger les choses…
3. Développer les compétences ou prendre le risque de mourir.
Soit, le manque d’entrain pour le nurturing des compétences des candidats et des collaborateurs peut être expliqué en partie par les circonstances et la conjoncture. On peut aussi invoquer la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel de septembre 2018 qui a supprimé les catégories d’actions de formation au profit de la notion plus floue d’actions « concourant au développement des compétences », grandement allégé la responsabilité des employeurs en faisant disparaître le plan de formation pour un plan de développement des compétences moins coercitif et renvoyé au niveau de chaque individu la liberté de se former tout au long de sa vie professionnelle via le CPF.
Mais au fond ce qui pose régulièrement souci à l’employeur, c’est d’investir du temps, des moyens matériels et humains et de l’argent pour développer ou renforcer des compétences qu’elle ne fait que louer. On le rappelle, la compétence est individuelle, le salarié vient avec - il a même probablement été choisi pour cette raison - et repart avec lorsqu’il quitte l’organisation.
Disons-le tout de suite, la confusion entre propriété de la compétence et bénéfice collectif de l’utilisation est au mieux un peu idiote, au pire une justification hypocrite d’un manque de volonté et d’une vision totalement dépassée de la formation et du développement des compétences. Ce n’est pas nouveau, la typologie d’Alain Meignant datant de 1986 reste d’actualité. [4]
Évidemment, la mise en place d’une GEPP (le nouveau nom de la GPEC) est coûteuse, laborieuse, longue. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour la négliger, à moins de vouloir handicaper le développement de l’organisation en excluant toute forme d’anticipation et de prospective et en laissant de côté deux leviers d’attractivité et de fidélisation (j’aime pas le mot « rétention » 😉).À l’heure de la deuxième guerre des talents, alors qu’on ne jure que par le recrutement de A-Players [5] particulièrement exigeants qu’il va falloir nourrir, manager, challenger et faire évoluer, laisser sciemment le sujet de côté est plus qu’intriguant mais la résistance au changement est coriace : passer d’une compétence utilisée comme un critère d’élimination dans un processus de sélection à quelque chose de valorisé pour son potentiel de croissance, c’est un peu se rapprocher du débat culture fit vs culture add.
Au registre des risques, n’oublions pas que les compétences ont une date d’obsolescence et que l’environnement socio-économique n’attend pas pour se transformer et accélérer la mise au rebut de ce qui est dépassé. Ne pas offrir le cadre et les moyens propices au développement des compétences, c’est ouvrir une porte béante à un déficit de compétences à un instant T avec un impact non négligeable sur la productivité et les résultats. Vous avez vraiment envie de ça ?
Si non, voici quelques pistes de réflexion et retours d’expérience. 👇
4. Fais-moi comprendre que tu gères les compétences sans dire « GEPP »
Je le redis, mettre en place une GEPP/GEPC c’est long, c’est pénible, c’est coûteux, et c’est souvent l’argument présenté pour freiner des quatre fers devant l’investissement. Sauf qu’on parle d’outil et de process, alors que la première étape est d’intégrer la démarche dans l’identité de l’organisation, de mettre la gestion de la compétence au cœur de la culture à travers des actions simples. Tous les points ci-dessous ont été mis en place chez un de mes clients, PME industrielle d’une centaine de personnes réparties sur 2 sites géographiquement distants de plusieurs centaines de kilomètres, le tout en moins d’un an…
- Référencer les compétences disponibles et leurs niveaux de maturité au sein de l’organisation. Et en profiter pour pointer d’éventuelles dépendances à un salarié ou un tout petit nombre d’entre eux. N’oubliez pas : en tant qu’entreprise vous ne faites que louer les compétences. Que se passerait-il si cette personne seule à maîtriser un process quittait le navire du jour au lendemain sans prévenir ? Autrement dit : AN-TI-CI-PA-TION !
- Ne pas attendre les entretiens professionnels tous les 2 ans pour parler formation, projet professionnel dans ou en dehors de l’organisation. Attention, hors de question de mêler ce rendez-vous avec la performance review ou l’entretien d’évaluation quel que soit son rythme : les sujets sont différents, la posture managériale n’a rien à voir (écoute active / coaching pour l’entretien professionnel, évaluative dans l’autre). Si ça ne tenait qu’à moi, le manager verrait d’ailleurs ce rôle inscrit dans sa fiche de poste et transformé en objectif annuel, comme le recrutement. 😉
- Développer une culture de la transmission du partage, à travers le mentorat, le job shadowing interne, les collaborations à un wiki et les contributions à toute forme de base de connaissances.
- Systématiser les entretiens de sortie au départ de chaque collaborateur afin de comprendre ce qui aurait pu être fait autrement…
- Ne pas craindre de laisser partir les gens et ne pas hésiter à les réembaucher sous certaines conditions. Ces salariés boomerang constituent un phénomène en pleine croissance (ou une anomalie de marché ? [6]) dont les effets semblent à l’heure actuelle plus positifs pour leur ex ex-employeurs.
- Mettre l’accent sur la mobilité interne en accordant par exemple un droit de préemption sur les postes ouverts communiqués via les réseaux de l’entreprise … Et ne pas oublier que certaines fonctions n’ont pas le nez collé à un écran, il faut donc penser à tous les moyens d’informations possibles (ce qui pourrait aussi faciliter la cooptation, je dis ça en passant…).
- Séquencer l’onboarding avec un programme de formation dédié à chaque famille de métiers et des rendez-vous à 2, 6, 9 mois pour valider l’acquisition de compétences selon un barème simple (pas autonome, à retravailler - acquis, pas autonome - acquis, autonome - capable de former) et être transparent sur les perspectives d’évolution et les critères d’attribution des postes.
- Abonder le CPF en droits complémentaires.
Et tout ça sans SIRH ou SaaS 😉.
Tout à gagner et (vraiment) pas grand chose à perdre
Aussi efficace soit elle en phrase d’accroche, l’idée que le meilleur recrutement soit celui qui n’existe pas est légèrement abusive puisqu’il y a naturellement des gaps de compétences qui ne pourront être solutionnés en interne et pour lesquels la clé est un recrutement externe. Sans parler de la nécessité d’injecter du sang neuf à intervalles réguliers pour bousculer le statu quo et limiter les risques d’encroûtement !
Ce qui est vrai, en revanche, c’est que mettre la gestion des compétences au centre des préoccupations et l’intégrer pleinement à la culture opérante de l’entreprise présente de nombreux avantages. On citera entre autres une amélioration de la productivité et de la qualité, une baisse des coûts de recrutement et une réduction de l’impact du turnover, une moindre dépendance opérationnelle à la présence de quelques personnes clés dans l’organisation, mais surtout des éléments d’employee value proposition non négligeables : une remise à plat de l’organisation, un renforcement des synergies RH/Management/Collaborateurs, des parcours de carrières fléchés, des évolutions fonctionnelles, hiérarchiques et vraisemblablement salariales qui sont autant d’éléments de reconnaissance, des règles du jeu clair… Et vous le savez désormais, l’EVP constitue la fondation de toute action de marque employeur, interne ou externe. En vous occupant des compétences de vos collaborateurs, en les écoutant tout simplement, vous faites un pas de plus vers la création du rôle d’ambassadeurs.
Tout bénef, vous dis-je.
Références et précisions
[1] Ewan OIRY. Qualification et compétence : deux sœurs jumelles? (2005)
[2] Josiane BASQUE. Le concept de compétences : Quelques définitions (2015)
[3] On estime que le cost per hire baisse de 20 à 50% avec la mobilité interne
[4] Un post Linkedin sur le sujet réalisé par mes soins
[5] Le top 10% des gens compétents sur leurs jobs qui vont, grâce à leur potentiel, construire l’entreprise du futur et l’y emmener
[6] https://www.maddyness.com/2023/03/28/salaries-boomerang/