Miroirocratie : Le frein caché à la diversité en entreprise

Marie-Sophie Zambeaux
Miroirocratie : Le frein caché à la diversité en entreprise

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Tout le monde la proclame. Peu la pratiquent vraiment. La diversité est partout dans les discours d’entreprise : 71 % y consacrent un budget, plus de 4 000 ont signé la charte de l’Institut Montaigne et la Harvard Business Review recense près de 2 000 articles, témoignages et études de cas sur le sujet. [1]  Mais dans les faits ? Les chiffres stagnent. Voire reculent.

Pourquoi ce décalage entre les grandes déclarations et la réalité des promotions, des comex ou des recrutements ?

Dans La diversité n’est pas ce que vous croyez !, Olivier Sibony introduit le concept de miroirocratie : une fausse méritocratie qui valorise, sous apparence de neutralité, des profils stéréotypés et conformes aux modèles dominants.

Et si, en prétendant « recruter les meilleurs », nous recrutions surtout ceux qui nous ressemblent ? Et si la méritocratie servait, bien malgré nous, à reconduire les privilèges ?

La diversité semble n’être devenue qu’un slogan : chartes signées, formations aux biais, communication RSE bien huilée… mais le haut de la pyramide reste uniformément masculin, blanc, quadragénaire, diplômé des mêmes écoles. Et ce n’est pas un hasard.

Ce que pointe Sibony, c’est un clonage social discret mais redoutablement efficace : un phénomène qui bloque la diversité réelle, même chez les employeurs de bonne foi.

Dans cet article, je vous propose de plonger dans ce concept de miroirocratie : sa définition, ses effets pervers, et surtout, les leviers concrets pour en sortir. C’est parti !

Méritocratie ou reproduction sociale bien déguisée ?

Le mot peut faire sourire, mais le mécanisme est redoutablement sérieux. Le terme miroirocratie, inventé par Mitch Kapor (fondateur de Lotus, l’ancêtre d’Excel), désigne cette tendance bien humaine et extrêmement bien enracinée à recruter ou promouvoir des personnes… qui nous ressemblent.

Sous couvert de méritocratie, on reconduit en réalité des profils familiers, rassurants, qui partagent les mêmes codes, les mêmes références, les mêmes parcours. Comme le résume Olivier Sibony :« On parle des talents que doivent posséder les leaders, on parle généralement des talents qu’ont les leaders d’aujourd’hui. La miroirocratie est une machine à reproduire les stéréotypes. »

Et ce biais-là, personne n’y échappe. Du manager de proximité au PDG d’un grand groupe, chacun a tendance à valoriser les qualités qui lui ont permis de réussir. 

Parmi les traits valorisés, on retrouve des grands classiques : ambition, charisme, confiance en soi, goût du risque. Sur le papier, cela sonne comme du bon sens. Mais en creusant un peu, ces qualités sont moins universelles qu’il n’y paraît… et beaucoup plus stéréotypées qu’on veut bien l’admettre.

On aime se rassurer avec cette idée : les promotions se font au mérite. Mais dans la pratique, les critères de sélection sont loin d’être neutres. On évalue le fameux potentiel, on parle de fit culturel, de leadership... autant de notions aussi floues que malléables, souvent nourries par des jugements subjectifs, voire inconscients.

Résultat ? On promeut ceux qui savent déjà naviguer dans les codes dominants. Même écoles. Même ton. Même genre. Même entre-soi.

C’est cette fausse méritocratie où l’on recrute et promeut son propre reflet, un reflet certes familier et rassurant mais souvent stéréotypé.

C’est tout le paradoxe : en croyant évaluer objectivement des aptitudes, on reconduit les stéréotypes du succès, forgés par l’histoire, les normes sociales et les biais implicites. Olivier Sibony le souligne avec force : « Les stéréotypes du leader performant sont très genrés — charismatique, confiant, compétitif, ambitieux… Or ces traits, souvent associés au masculin dans l’imaginaire collectif, ne sont ni nécessaires ni suffisants pour bien diriger. »

Et si on révisait nos classiques ? Et si la vraie méritocratie, ce n’était pas d’ériger le clonage en vertu mais d’ouvrir enfin le champ des possibles ?

La diversité ne devrait pas avoir besoin d’être rentable

Après avoir démonté les fausses évidences de la méritocratie, il faut s’attaquer à une autre idée reçue solidement ancrée : celle selon laquelle la diversité serait bonne pour le business.

On ne compte plus les rapports qui le clament haut et fort. McKinsey évoque +39 % de chances de surperformance financière pour les entreprises les plus diverses. La Banque mondiale chiffre à 172 000 milliards de dollars le capital humain perdu à cause des inégalités femmes-hommes.

Mais comme l’explique Olivier Sibony, ces chiffres impressionnants reposent souvent sur des études méthodologiquement fragiles, difficilement reproductibles, et surtout très rarement publiées dans des revues scientifiques sérieuses.

La psychologue Alice Eagly, spécialiste de l’analyse critique de ces travaux, ne mâche pas ses mots : « Les publications citées ne seraient certainement pas publiables dans des revues académiques, étant donné la présentation élémentaire de leurs données. Elles ne satisfont pas les normes des disciplines académiques pertinentes, qui sont l’économie et le management. Est-ce un problème important ? La réponse est oui, absolument. »

Autre biais majeur : la causalité peut être inversée. Peut-être que ce ne sont pas les entreprises les plus diverses qui performent mieux… mais celles qui performent mieux qui ont les moyens (et l’ouverture) d’investir dans des politiques diversité.

Et au fond, la vraie question est ailleurs. « Au demeurant, que la diversité ait ou non un effet sur la performance ne change rien à son importance : une question d’équité et d’éthique ne devrait pas exiger d’argumentation économique. » [1]

Dit autrement : faut-il vraiment prouver qu’être juste est rentable pour que ce soit légitime ?

Le piège du business case, c’est qu’en conditionnant l’inclusion à sa rentabilité, on déplace le débat. Ce n’est plus une question d’égalité des chances, mais d’investissement à retour attendu. Et ce glissement est dangereux.

Parce qu’il produit des effets pervers : en présentant la diversité comme une stratégie de performance, on laisse planer le doute sur la légitimité des profils dits « divers » parfois perçus comme des exceptions qu’on tolère pour « bien paraître » plutôt que comme des talents à part entière.

Ce soupçon insidieux peut même fragiliser leur position dès le premier jour. On les regarde comme des alibis. Et ils ou elles doivent redoubler d’efforts pour prouver qu’ils méritent leur place.

Alors non, la diversité ne devrait pas avoir besoin d’être rentable. Elle devrait être considérée pour ce qu’elle est à savoir une exigence éthique et démocratique.

Pourquoi les formations aux biais échouent (et parfois aggravent la situation)

Après les slogans, place aux bonnes intentions. Parmi les outils les plus mobilisés dans les politiques diversité : les formations aux biais cognitifs. Présentées comme la solution miracle pour « ouvrir les yeux » des recruteurs et managers, elles se sont imposées un peu partout dans le monde anglo-saxon sans réelle remise en question.

Et pourtant, le constat est sévère : ces formations sont souvent inefficaces, voire contre-productives.

Une étude menée par Frank Dobbin et Alexandra Kalev, portant sur 800 entreprises sur 30 ans, montre que les formations obligatoires peuvent faire régresser la diversité parmi les managers.[2] Oui, vous avez bien lu : au lieu d’atténuer les discriminations, elles peuvent les renforcer.

Pourquoi ? Parce qu’imposer une « rééducation » sans créer d’adhésion provoque un phénomène bien connu en psychologie sociale : la réactance. Autrement dit, quand on se sent forcé, on résiste. On rejette le message, on le tourne en dérision ou on l’ignore. Et parfois, on double la mise pour prouver qu’on ne se laissera pas culpabiliser.

La chercheuse Mahzarin Banaji, pionnière du concept de biais implicites et co-créatrice du célèbre test IAT (Implicit Association Test), ne cache plus ses doutes : « Il y a beaucoup de gens […] qui disent qu’ils proposent une formation aux biais implicites. Ce qui me préoccupe, c’est que lorsque je serai vieille, je me souviendrai de cette époque, et je me demanderai pourquoi je n’ai pas fait quelque chose à ce sujet. Parce que je ne crois pas que ces formations servent à quoi que ce soit. » Autrement dit, même la fondatrice du concept n’y croit plus.

À cela force est de constater qu’il s’ajoute un effet de façade : « Une formation obligatoire est une manière de se protéger par avance contre des procès en discrimination. » [1] Cela permet de cocher une case dans le plan d’action RSE ou égalité, d’afficher un engagement symbolique mais sans s’attaquer aux racines systémiques du problème.

Car oui, le problème est structurel. Et tant qu’on continue à cibler les individus plutôt que les processus, on reste dans l’illusion du changement.

Changer les comportements individuels sans transformer les structures, c’est condamné à l’échec.  

Ce qu’il faut, ce sont des leviers systémiques. Tout ce que la formation seule, aussi bien animée soit-elle, ne peut pas faire.

🚀 Comment sortir de la miroirocratie ? Quelques pistes

1. Le vrai levier ? Repenser les critères de sélection et le leadership

Je dois l’avouer : j’ai bu du petit lait en découvrant que la réponse centrale d’Olivier Sibony pouvait se résumer à un mot-clé souvent oublié dans les organisations objectiver et qu’il consacrait un chapitre à « comment recruter sans biais ».

Oui, objectiver. C’est-à-dire clarifier ce qu’on évalue, pourquoi on l’évalue et comment on l’évalue.
Et cela commence par une remise à plat des critères de sélection des cadres et dirigeants. Car comme le dit Sibony : « Ce sont les stéréotypes du leadership. Pour sélectionner cadres et dirigeants, pour évaluer leur “leadership” – cette qualité aussi précieuse qu’indéfinissable –, nos jugements reposent nécessairement sur des modèles existants. »

Et quels sont ces modèles ? Des figures du passé, valorisant le charisme, l’ambition, la confiance en soi, le goût du risque, la sur-assurance… Autant de traits perçus comme objectifs, mais qui ne le sont pas. Et qui, surtout, sont profondément genrés et culturellement marqués.

« Le charisme est une notion trop floue pour bien choisir des leaders, mais très efficace pour perpétuer les stéréotypes. »

Le fameux « fit culturel » devient alors un alibi pour une reproduction quasi parfaite de la population en place. La boucle est bouclée : on valorise ce que l’on connaît déjà. Et la miroirocratie prospère.

Pour réhabiliter une vraie méritocratie, il faut donc redéfinir le leadership. Cela ne veut pas dire jeter le mérite aux orties, bien au contraire ! Mais cela suppose de s’interroger sur ce qu’on valorise vraiment : est-ce l’héritage des modèles dominants ou les compétences réellement utiles à l’exercice du pouvoir aujourd’hui ?

Sibony l’explique très justement : « La meilleure logique pour défendre la diversité, c’est celle de l’équité, celle de l’idéal universaliste et méritocratique, celle de l’égalité des chances. »

Car si les talents sont équitablement répartis dans la population, une méritocratie authentique devrait naturellement conduire à davantage de diversité. À condition, bien sûr, de définir le mérite autrement qu’en termes de confiance en soi ou d’allure de leader.

2. Faut-il des leaders plus... ennuyeux ?

C’est la question (provocante) qu’ose poser Olivier Sibony : « Devons-nous rechercher plus activement des dirigeants raisonnables, fiables, professionnels, voire, osons le mot, un peu ennuyeux ? »

Et la réponse pourrait bien être… oui.

Car les qualités qui rendent un leader efficace aujourd’hui ne sont pas forcément celles qui « impressionnent »  à l’entretien. Intelligence émotionnelle, capacité à coacher, lucidité face à l’incertitude, écoute active : autant d’atouts souvent invisibles, mais bien plus prédictifs de la performance collective.

Ces qualités sont moins genrées, moins stéréotypées, moins spectaculaires… mais profondément humaines.

3. Et maintenant ? Des leviers concrets pour recruter autrement

Changer les critères, c’est un bon début. Mais comment faire concrètement pour sortir de la miroirocratie ? Voici quelques pistes préconisées par les études : 

  • Formaliser les compétences attendues plutôt que de se fier au « feeling ». On évalue ce qui est visible, observable, démontrable. Et l’on aligne les exigences avec, idéalement,  une grille salariale transparente, levier concret pour réduire les inégalités et limiter l’arbitraire.
  • Utiliser des méthodes d’évaluation prédictives : entretiens structurés, mises en situation et études de cas en priorité. Moins de place au subjectif, plus de robustesse.
  • Allonger les shortlists : selon une série de 10 études portant sur plus de 3 000 décisions, passer de 3 à 6 candidats augmente d’environ un tiers la proportion de femmes sélectionnées. Pourquoi ? Parce qu’on sort du schéma automatique et qu’on explore au-delà des premiers réflexes. [3]
  • Diversifier les shortlists (vraiment) : S’assurer que chaque liste comprenne au moins deux candidats divers et non un seul. Selon une étude de 2026 quand une shortlist de 4 personnes comprend une femme et 3 hommes, la probabilité de recruter la femme serait quasi nulle mais elle monterait à 50% avec deux femmes et deux hommes. Le nombre atténue les stéréotypes. La présence de plusieurs femmes réduit la perception de différence et donc de risque pour les décideurs.[4]
  • Passer à l’opt-out pour les promotions : Deux études récentes suggèrent que passer de l’opt-in (où il faut faire acte de candidature) à l’opt-out (où toutes les personnes qualifiées sont candidates, sauf décision expresse de ne pas l’être) contribue à réduire l’écart entre les candidatures masculines et féminines [5]
  • Responsabiliser les managers sur les biais : « Une pratique moins répandue consiste à responsabiliser les managers sur l’absence de biais dans leurs évaluations. Il ne s’agit bien sûr pas d’interdire toute disparité entre groupes, mais de signaler que ces disparités seront analysées, et que les managers qui ont pris ces décisions doivent pouvoir les justifier. » [1] De nombreuses études en psychologie sociale confirment que les biais s’expriment plus librement quand on pense que personne ne regarde. Le simple fait de savoir qu’on peut devoir rendre des comptes rend les évaluations plus objectives. » [6]
  • Faire vivre la diversité au quotidien : au-delà des chiffres et des tableaux de bord, ce sont les pratiques managériales qui comptent. Feedback, mentoring, reconnaissance, cooptation inclusive… La culture ne change pas en surface mais en profondeur.

En conclusion : la diversité n’est pas un bonus, c’est une exigence démocratique

« Toutes ces idées sont autant de manières de faire progresser rapidement la diversité sans faire le moindre compromis sur la qualité. Car si on peut toujours espérer que l’évolution des mentalités fera reculer les discriminations, le plus sûr moyen de progresser reste de mettre en place des pratiques qui empêchent les préjugés de se traduire en décisions. » Olivier Sibony

La diversité ne se décrète pas. Elle ne se limite ni aux slogans ni aux chiffres. Elle se construit dans les critères de sélection, les processus d’évaluation, les décisions de promotion.

Et surtout, elle suppose d’en finir avec la miroirocratie : ce réflexe insidieux qui nous pousse à promouvoir, sous couvert de mérite, ceux qui nous ressemblent.

Changer cela ne demande pas seulement de la bonne volonté.

Ça demande du courage. Le courage de reconnaître que, parfois, ce ne sont pas les meilleurs que l’on choisit mais simplement nos reflets.

Références

[1] Livre La diversité n’est pas ce que vous croyez ! d’Olivier Sibony| publication mars 2025

[2] Dobbin, F., & Kalev, A. (2016). Why diversity programs fail. Harvard Business Review.

[3] Lucas, B. J., Berry, Z., Giurge, L. M. & Chugh, D. (2021). A longer shortlist increases the consideration of female candidates in male-dominant domains. Nature Human Behaviour, 5, 736–742.

[4] Johnson, S. K., Hekman, D. R., & Chan, E. T. (2016). If There’s Only One Woman in Your Candidate Pool, There’s Statistically No Chance She’ll Be Hired. Harvard Business Review.

[5] He, J. C., Kang, S. K., & Lacetera, N. (2021). Opt-out choice framing attenuates gender differences in the decision to compete in the laboratory and in the field. PNAS, 118, e2108337118.

[6] Lerner, J. S., & Tetlock, P. E. (1999). Accounting for the effects of accountability. Psychological Bulletin, 125, 255.

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À propos de l'auteur·e
Marie-Sophie Zambeaux
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Fondatrice @ReThink RH, éditorialiste RH, host du podcast "Histoires de Recruteurs".