Pourquoi se préoccuper des biais cognitifs en recrutement est plus qu’une lubie ?

Marie-Sophie Zambeaux
Pourquoi se préoccuper des biais cognitifs en recrutement est plus qu’une lubie ?

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Note de la rédaction :

Depuis plus d’un an, Marie-Sophie partage chaque mois avec vous une sélection et une analyse d’ouvrages qui peuvent éclairer notre quotidien professionnel.

Alors, lorsqu’elle publie elle-même un livre sur son domaine d’expertise, il allait de soi qu’elle vienne en parler ici, sur le blog de Taleez, avec une Note de lecture spéciale.

Un grand merci, Marie-Sophie, d’avoir répondu favorablement à cette invitation.

Bonne lecture à tous !

Silvia

"I got a feeling, that tonight's gonna be a good night." Ces paroles des Black Eyed Peas, combien de fois les avons-nous chantées à pleins poumons, espérant que cette prophétie devienne réalité ? Si cette méthode peut fonctionner pour rêver d’une soirée mémorable, elle est bien moins efficace pour évaluer un candidat lors d’un entretien de recrutement.

Et pourtant, en France, le feeling reste roi : 77 % des DRH, 64 % des  managers et 63% des recruteurs font confiance à leur intuition pour prendre une décision lors d’un recrutement d’après une étude de 2023 de PerformanSe.[1] Autrement dit, on sélectionne un candidat et on prend des décisions déterminantes pour des entreprises et des carrières sur la base d’un « ressenti ». Or ce dernier est souvent le terrain de jeu préféré de nos biais cognitifs…

Alors, bien sûr, je trouve fascinant de mieux comprendre le fonctionnement de notre cerveau (qui n’aimerait pas ?). Mais ce qui m’a poussée à plonger dans le sujet des biais cognitifs et à écrire un livre dessus - Recrutement sous influence – Libérez-vous des biais cognitifs[2] - c’est bien plus que la curiosité intellectuelle. C’est le constat que leur impact en recrutement est largement méconnu et sous-estimé avec des conséquences notables sur la qualité et la performance des recrutements.

Les biais cognitifs ne sont pas une marotte ou une lubie personnelle. Ils constituent un problème concret et urgent à adresser dans les pratiques de recrutement. C’est tout l’objectif de cet article : vous convaincre de leur impact et de l’importance de mettre en place des garde-fous pour s’en prémunir autant que possible. 

Alors, pourquoi ces biais sont-ils un problème, et comment peut-on agir ? C’est parti !

🧠 Les biais cognitifs : naturels, mais pas toujours nos amis

Un biais cognitif, c’est quoi exactement ? C’est un raccourci mental, spontané et inconscient que notre cerveau utilise pour traiter rapidement l’information. Et soyons clairs : avoir recours à ces raccourcis est parfaitement normal.

Chaque jour, nous prenons environ 35 000 décisions selon une étude de l’université de Cornell. 35 000 ! Pour y faire face, notre cerveau emploie des « stratagèmes » afin de gérer efficacement cette surcharge. Ces raccourcis nous permettent de décider rapidement sans analyser chaque détail de manière exhaustive. Comme je l’écris dans mon livre : "Ils ne reflètent pas un dysfonctionnement, mais plutôt une stratégie évolutive bien souvent salvatrice."

Imaginez un animal à rayures noires et blanches courant vers vous dans la savane. Votre cerveau ne se perd pas en hypothèses – et heureusement ! - , il vous pousse à fuir, sans tergiverser. Voilà un biais cognitif qui sauve des vies.

Cependant, ces mécanismes ne sont pas infaillibles. Ils peuvent fausser nos jugements en accordant une importance disproportionnée à certaines informations ou en en occultant d’autres. Si cela peut passer inaperçu pour des décisions quotidiennes, cela devient problématique pour des choix complexes et stratégiques comme investir ou recruter.

2 systèmes, deux vitesses : rapide ou réfléchi ?

C’est là qu’intervient la distinction popularisée par Daniel Kahneman dans Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée. Elle explique comment notre cerveau navigue entre deux modes de fonctionnement selon la situation :

  • Système 1 : rapide, intuitif, automatique. Parfait pour des décisions simples, comme éviter un obstacle ou choisir une place de parking.
  • Système 2 : plus lent, analytique, réfléchi. Essentiel pour des décisions complexes, comme remplir sa déclaration d’impôts, évaluer un candidat ou décider d’un investissement stratégique.

Le hic ? Notre cerveau, par souci d’économie d’énergie, privilégie largement le système 1. 95 % de notre bande passante mentale lui est dédiée. Si cela nous permet de gérer l’ordinaire, cela pose problème en recrutement, où le système 2 devrait idéalement prendre le relais pour éviter les biais et leurs conséquences.

🥳 Le recrutement, un terrain fertile pour les biais cognitifs

25 %. C’est le taux de désaccord entre deux recruteurs lorsqu’ils rencontrent et évaluent ensemble deux candidats en entretien, selon Noise : Pourquoi nous faisons des erreurs de jugement et comment les éviter de Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass R. Sunstein. Autrement dit, dans un cas sur quatre, deux recruteurs ne s’entendent pas sur le candidat à retenir parmi deux options.

Ce chiffre peut sembler raisonnable, voire acceptable. C’est d’ailleurs une remarque que l’on me fait souvent en formation : "Mais 25 %, ce n’est pas si mal, non ?" Oui, mais attention : ce chiffre concerne une situation où il n’y a que deux candidats en lice. Maintenant, imaginez que vous démarrez avec 50 candidatures initiales. Les chances de tomber d’accord sur le meilleur profil diminuent drastiquement à mesure que le nombre de choix augmente.

Pourquoi ? Parce que le recrutement est un exercice profondément humain, où l’intuition, les émotions et les croyances jouent encore trop souvent encore un rôle majeur. Et c’est précisément dans ces zones grises que les biais cognitifs s’immiscent et faussent nos jugements.

🧠 Exemples de biais cognitifs courants en recrutement

Pour illustrer mon propos, voici trois exemples des biais les plus fréquents en recrutement et véritables pièges pour l’objectivité [3] :

  • L’effet de halo : Une caractéristique perçue comme positive (un diplôme prestigieux ou une poignée de main assurée) est généralisée à l’ensemble des caractéristiques du candidat. Cela peut éclipser des faiblesses pourtant importantes.
    Un des exemples types de l’effet de halo est la prime à la beauté à savoir une apparence jugée attrayante peut entraîner une surestimation globale des compétences. Ce biais a des conséquences concrètes. Les chiffres varient d’une étude à l’autre mais globalement, la rémunération des hommes jugés beaux est supérieure de 17 à 25 % à celle d’autres hommes moins « attrayants » physiquement. 
  • L’effet Dunning-Kruger : Les moins compétents surestiment leurs capacités, tandis que les plus compétents ont tendance à se sous-évaluer. Bref, un candidat victime de l’effet Dunning-Kruger est un ignorant qui s'ignore. En recrutement, cela peut être particulièrement trompeur, car on risque d’assimiler une confiance en soi démesurée à de réelles compétences. À l'inverse, des candidats qualifiés mais modestes peuvent passer sous le radar.
  • L’effet de récence : Le dernier candidat rencontré laisse souvent une impression plus forte, non pas pour de bonnes raisons, mais simplement parce que son souvenir est encore frais dans notre mémoire. Ce biais peut conduire à privilégier un candidat uniquement en raison de l'ordre des entretiens, et non de la qualité objective de son profil.

Ces biais peuvent sembler anodins, mais ils constituent une source majeure d’erreurs.

🤔 Pourquoi cela pose problème ?

Les biais cognitifs portent atteinte à la qualité, l’objectivité et la performance des décisions de recrutement. En les laissant s’exprimer librement, on prend des décisions sous-optimales et, au final, on risque de :

  • Embaucher le mauvais candidat, celui qui ne correspond pas pleinement aux attentes du poste.
  • Passer à côté du meilleur profil, celui qui aurait excellé mais n’a pas su « marquer des points » pour des raisons superficielles.

Le recrutement, rappelons-le, vise à évaluer de manière juste et équitable les compétences des candidats pour identifier celui ou celle qui exercera avec succès ses fonctions et contribuera ainsi le mieux au succès de l’organisation. Mais avec des biais, cet objectif est sérieusement compromis.

🆘 Un impact considérable sur l’organisation

Or ces erreurs ne sont pas sans conséquence. Selon des enquêtes menées par Manpower et HR Voice, un recrutement raté peut coûter entre 30 000 et 150 000 €, en fonction du profil. À cela s’ajoutent :

  • Une baisse de la performance des équipes,
  • Une augmentation du turnover,
  • Et un risque accru de litiges pour discrimination en raison de biais inconscients.

Ces choix biaisés ne nuisent donc pas seulement à la qualité des recrutements mais exposent également les entreprises à des risques juridiques. En adoptant des pratiques de recrutement moins biaisées, les organisations peuvent :

  • Réduire les litiges,
  • Favoriser un environnement inclusif et diversifié,
  • Renforcer leur attractivité et leur réputation sur le marché du travail.

⁉️ Une méconnaissance qui persiste

Depuis quelques années, la notion de biais cognitifs est devenue un sujet récurrent, particulièrement dans les cercles RH. Une certaine prise de conscience est en marche : de plus en plus d’organisations reconnaissent les risques que nous venons d’évoquer associés aux biais et cherchent à les limiter.

Mais malgré cette tendance positive, la compréhension reste partielle et perfectible. Je me base, entre autres, sur l’étude menée par WeSuggest/PerformanSe en 2023 sur la place de l’intuition en recrutement évoquée précédemment. Et il s’avère que les chiffres sont éloquents ! Jugez-en par vous-même :

  • 60,7 % des personnes qui ont répondu à l’enquête estiment bien connaître les biais cognitifs ;
  • Mais 52 % de ceux qui affirment les connaître estiment qu’il n’en existe qu’une dizaine ayant une influence dans nos décisions de recrutement ce qui est très loin de la réalité.
  • Enfin, 21,8 % indiquent ne pas connaître du tout ou très peu les biais cognitifs auxquels ils sont sujets. 

Le delta entre « je connais les biais cognitifs » et « il en existe une dizaine » interpelle forcément et illustre à quel point il reste du chemin à parcourir pour sensibiliser au sujet en France. 

Mais ce qui m’a le plus alertée ce sont les chiffres suivants mentionnés en introduction : 77 % des DRH, 64 % des managers et 63 % des recruteurs font confiance à leur intuition pour prendre une décision lors d’un recrutement. Cela laisse pantois. Ce recours excessif au « feeling » montre qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour sensibiliser pleinement sur l’impact des biais cognitifs dans le recrutement et déployer les méthodes, techniques et garde-fous pour s’en prémunir au maximum.

💡 L’entretien structuré : la clé de voûte contre les biais cognitifs

Dans mon livre Recrutement sous influence – Libérez-vous des biais cognitifs, je propose un large éventail de méthodes, techniques et garde-fous pour réduire l’impact des biais cognitifs en recrutement. Mais s’il fallait retenir une seule méthode comme base essentielle, ce serait la structuration du processus de recrutement et de prise de décision.

Comme le montrent Olivier Sibony et Dan Lovallo dans leur étude The Case for Behavioral Strategy, le processus décisionnel pèse six fois plus lourd que les faits analysés. En clair, la manière dont une décision est prise compte plus que les données sur lesquelles elle repose.

La structuration passe par :

  • Un recueil clair des besoins, avec des critères d’évaluation objectifs ;
  • Une planification précise, incluant étapes, timing et rôles ;
  • Une grille d’évaluation rigoureuse, appliquée de manière uniforme à tous les candidats.

Au cœur de cette démarche se trouve l’entretien structuré, reconnu comme la méthode la plus fiable pour évaluer les candidats. Contrairement à l’entretien non structuré, il repose sur des questions standardisées et une grille d’évaluation objective, réduisant considérablement l’influence des biais cognitifs.

Les études sont unanimes : l’entretien structuré est deux fois plus valide que l’entretien non structuré pour prédire la réussite d’un candidat. Il garantit plus :

  • D’objectivité : chaque candidat est évalué sur les mêmes bases.
  • D’équité : tous bénéficient d’un traitement impartial.
  • De pertinence : les évaluations sont fondées sur des critères en lien direct avec l’emploi à pourvoir.

Adopter l’entretien structuré est donc essentiel pour des recrutements plus justes, performants et équitables. 

Conclusion

En 2025, on pourrait croire qu’on a tout compris du recrutement. Et pourtant, les biais cognitifs continuent de parasiter nos processus. Doucement mais sûrement. Sournoisement même.

Or recruter, c’est bien plus que choisir un candidat. C’est un acte stratégique qui engage la performance globale de l’entreprise. En limitant l’impact des biais cognitifs à chaque étape du processus, on ne fait pas qu’améliorer la qualité des recrutements : on protège l’organisation contre des risques inutiles, on contribue à un environnement de travail plus juste et inclusif et, surtout, on maximise les chances de succès du futur collaborateur.

Les biais cognitifs sont donc un défi mais aussi une opportunité : celle de bâtir des pratiques de recrutement modernes, éthiques et performantes.

Alors, prêt(e) à explorer ce sujet passionnant en vous plongeant dans Recrutement sous influence – Libérez-vous des biais cognitifs 😉 ? 

Références et notes

[1] Baromètre « La place de l’intuition dans le recrutement » - WeSuggest-PerformanSE - 2023

[2] Livre « Recrutement sous influence – Libérez-vous des biais cognitifs » de Marie-Sophie Zambeaux : Recrutement sous influence - Libérez-vous des biais cognitifs - Livre Ressources humaines de Marie-Sophie Zambeaux - Dunod

[3] Dans le livre, les 20 principaux biais cognitifs qui se manifestent lors d’un processus de recrutement sont disséqués. Au global, il existe environ 180 biais mais il est difficile de donner un nombre exact de biais cognitifs car il n’y a pas, à date, de chiffre officiel unique. Les chiffres varient beaucoup d’une source d’information à l’autre, passant d’une cinquantaine à plus de 250. Comment expliquer cela ? Alors que certains regroupent au maximum les biais et parviennent à une liste de cinquante biais cognitifs majeurs, d’autres sont plutôt dans une démarche inflationniste en créant et, rajoutant de nouveaux biais très spécifiques année après année.
Alors, quel chiffre prendre en compte ? L’une des sources les plus connues et reconnues sur le sujet est le codex des biais cognitifs, d’après les travaux de John Manoogian III et Buster Benson. Ce codex, datant de 2016, recense précisément 188 biais cognitifs.

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À propos de l'auteur·e
Marie-Sophie Zambeaux
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Fondatrice @ReThink RH, éditorialiste RH, host du podcast "Histoires de Recruteurs".