Plus de 200 biais cognitifs ont été identifiés par les chercheurs ! Plus de 200 raccourcis de pensée susceptibles de nous induire, malgré nous, en erreur lors de nos prises de décision ! C’est tout simplement vertigineux !
Aussi, dans cette note de lecture, j’ai choisi de braquer les projecteurs sur « L’Encyclopédie des biais cognitifs » de Boussad Addad [1] qui recense et décrit en détail, exemples à l’appui, les 222 biais cognitifs les plus courants dans notre vie quotidienne. C’est une véritable mine d’informations.
Certains d’entre vous lèvent peut-être les yeux au ciel. Oui, je sais, les biais cognitifs, on en parle beaucoup ces 5 dernières années ! Mais, force est de constater que pas toujours de la meilleure manière qu’il soit. Pour certains, cette notion reste encore floue, absconse et difficile à comprendre alors que pour d'autres, lassés qu’on leur rebatte les oreilles avec les biais cognitifs, ils n’y voient qu’un prétexte pour les culpabiliser d’effectuer des choix biaisés.
Et tout cela se traduit fort bien dans les chiffres ! Ainsi, selon une étude menée par WeSuggest en 2023 sur la place de l’intuition en recrutement [2], seules 60,7 % des personnes estiment bien connaître les biais cognitifs et, qui plus est, 52 % des DRH ou recruteurs indiquant connaître les biais cognitifs estiment qu’il n’en existe qu’une dizaine ayant une influence dans nos décisions de recrutement. Une dizaine, avouez que nous sommes très loin du compte !
Cerise sur le gâteau ou pompon sur la Garonne 77 % des DRH, 64 % des managers et 63 % des recruteurs font confiance à leur intuition pour prendre une décision lors d’un recrutement et laissent ainsi libre cours à l’influence néfaste des biais cognitifs. Cela laisse pantois…
Aussi, j’ai choisi de mettre en lumière aujourd’hui cette Encyclopédie des biais cognitifs qui devrait vous réconcilier avec cette notion. Je ne vais pas me substituer à ce livre en vous présentant les biais cognitifs. Ils y sont décortiqués, un par un, en détail dans cet ouvrage et mieux que je ne le ferai.
En revanche, je vous propose d’aller plus loin et de vous expliquer pourquoi il est important de s’en soucier dans nos décisions et tout particulièrement en recrutement mais aussi et surtout je vais vous livrer quelques pistes pour en atténuer les effets délétères et vous en prémunir au maximum. C’est parti !
Biais cognitifs, quésaco 😶 ?
« Un biais est une distorsion (déviation systématique par rapport à une norme) que subit une information en entrant dans le système cognitif ou en sortant. Dans le premier cas, le sujet opère une sélection des informations, dans le second, il réalise une sélection des réponses. »
Telle est la définition donnée par Jean-François Le Ny, psychologue français spécialisé dans la cognition, dans Le grand dictionnaire Larousse de la Psychologie.
Notre cerveau va, inconsciemment, « prendre des libertés » dans le traitement des innombrables informations qu’il reçoit et effectuer des « raccourcis » en accordant une importance démesurée à certaines informations ou bien en en occultant d’autres complètement.
Plus simplement, un biais cognitif est un raccourci mental ou raccourci de pensée, spontané et inconscient qui peut nous induire en erreur. Et le fait d’avoir recours à des raccourcis mentaux est absolument normal pour tout être humain. Notre cerveau est, en effet, « limité » par nature.
Comme l’écrit Boussad Addad dans son encyclopédie, ce ne sont pas moins de « 11 millions de bits d’information par seconde » que les 5 sens de notre corps transmettent à notre cerveau. Phénoménal !
Or la quantité réelle d’information que le cerveau humain peut traiter « ne dépasse pas 50 bits par seconde ». On comprend alors aisément que la bande passante de notre cerveau soit rapidement saturée et que ce dernier soit dans l’incapacité de « traiter cette quantité incroyable [d’information] sans la filtrer pour ne se concentrer que sur une seule chose à la fois. »
Il recourt donc à des raccourcis de pensée, dans une grande majorité des cas, afin de prendre des décisions rapides et quasi automatiques et d’économiser de l’énergie et de la bande passante. Mais si cela fonctionne bien pour les décisions anodines de la vie de tous les jours, ce n’est guère le cas pour les décisions plus complexes et stratégiques comme celles de décider ou non d’investir dans tel placement, de recruter tel candidat ou de promouvoir tel collaborateur. Là, les biais cognitifs sont fortement susceptibles de nous faire commettre des erreurs et de nous faire prendre des mauvaises décisions.
Pourquoi c’est important de s’en soucier en recrutement 🤔 ?
Et c’est tout particulièrement le cas en recrutement ! Ne rien faire pour contrer les biais cognitifs en recrutement c’est accepter que les décisions de recrutement ne soient pas optimales, c’est accepter que ce ne soient pas les meilleurs futurs collaborateurs qui soient embauchés mais les candidats à l’apparence la plus soignée, avec l’air le plus assuré, la poignée de main la plus ferme, ceux qui ont suivi les mêmes études ou ont les mêmes loisirs que les intervieweurs ou bien encore ceux qui ont été rencontrés en premier ou en dernier lors d’un processus de recrutement.
Si rien n’est fait pour se prémunir des biais en recrutement ce sont ces candidats qui partent avec un avantage et ont plus de chance de faire mouche et d’être embauchés !
Or, le but de tout processus de recrutement est d’évaluer de la manière la plus juste, objective et équitable possible les compétences des candidats à exercer avec succès un poste et de réussir à embaucher le meilleur futur collaborateur. Et cet objectif est loin d’être atteint lorsque les biais cognitifs s’en mêlent !
Bref, les biais cognitifs peuvent porter atteinte à la qualité et la performance des prises de décision et des choix de recruter tel ou tel candidat. On peut alors dire bye-bye équité, pertinence et objectivité !
Comment s’en prémunir au maximum 🪄 ?
Tout d’abord, vous risquez d’être déçus mais je tiens à vous préciser qu’il n’existe pas de recette miraculeuse permettant d’éradiquer, à coup sûr, tous les biais cognitifs. Même en déployant tout un arsenal technologique, il est mission impossible de s’en défaire totalement. 🧨
Comme le disait Einstein « il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé » et cela s’applique à merveille aux biais cognitifs. Dès lors, que faire ? S’en laver les mains ? Croiser les bras ? S’en remettre à la fatalité ? Non, rien de tout cela et heureusement.
Voici quelques pistes pour atténuer l’impact des biais cognitifs dans votre activité de recrutement :
1. 📚 Formez aux biais cognitifs et à leur impact
Le premier levier à activer pour atténuer l’impact des biais cognitifs en recrutement c’est, j’enfonce une porte ouverte, de former et de sensibiliser les recruteurs et toutes les parties prenantes du recrutement à l’existence des biais cognitifs et à leur impact sur les prises de décision de manière générale mais plus particulièrement en recrutement. C’est indispensable mais insuffisant en soi. Il faut ensuite passer à l’action !
2. 🧠 Prenez le temps de réfléchir à l’architecture de la prise de décision
Plus simplement, il convient de prendre le temps de réfléchir à la manière dont est conçu votre processus de recrutement ainsi que la manière dont sont prises vos décisions de recrutement afin de s’assurer que les processus et règles sont cohérents, équitables, optimaux mais également connues de tous et de toutes. Le choix de recruter tel ou tel candidat ne doit pas se faire « au feeling » sur une intuition et la manière de prendre la décision ne doit pas dépendre des recruteurs et managers impliqués. La même méthode, formalisée en amont, doit être appliquée par toutes les parties prenantes du recrutement et ce peu importe le poste à pourvoir et le candidat en question. C’est ainsi que l’on tend vers plus d’objectivité.
3. 🧩 Optez pour l’entretien structuré
Abandonnez les entretiens non structurés qui, je le sais sont majoritaires en France, et optez pour l’entretien structuré. C’est, tout simplement, LA méthode jugée la plus valide pour évaluer les compétences des candidats ! Cela a été reconfirmé en décembre 2021 par une étude de P.R. Sackett, C. Zhang, C.M. Berry et F. Lievens [3] qui place en première position l’entretien structuré.
L’entretien structuré est ainsi deux fois plus valide que l’entretien non structuré à savoir qu’il est deux fois plus fiable pour prédire la future réussite d’un candidat dans son poste.
C’est quoi en fait un entretien structuré ? C’est un entretien construit autour de questions définies en amont qui sont les mêmes pour tous les candidats et qui sont liées à des critères précis avec le poste à pourvoir que l’on cherche à évaluer via des questions situationnelles ou comportementales.
4. 🤝 Orchestrez le recours au collectif
Autre technique recommandée, faites en sorte qu’un même candidat soit rencontré par plusieurs interlocuteurs afin de tirer parti du jugement de plusieurs personnes distinctes et de bénéficier de la « sagesse des foules » qui théorise que « faire la moyenne de jugements produits de manière indépendante par des personnes différentes produit généralement un jugement plus exact. » [4]
Chaque intervieweur/recruteur ayant son propre vécu, ses propres préférences et ayant certains biais cognitifs plus exacerbés que d’autres, aura potentiellement une réaction différente aux mêmes candidats. Aussi, faire intervenir plusieurs intervieweurs permet, en quelque sorte, de neutraliser un maximum de biais et de tendre vers un recrutement plus objectif. Attention cependant à ne pas considérer le recours au collectif comme LE rempart ultime contre les biais cognitifs. Ce n’est clairement pas le cas et cela peut même être totalement contre-productif et amplifier les biais cognitifs si ce recours est mal orchestré comme le biais de l’effet de conformisme de groupe l’illustre. Oui, au recours au collectif mais pas n’importe comment !
Aussi, pour que le recours à plusieurs intervenants apporte le bénéfice attendu, il convient de prêter une attention particulière à la manière d’orchestrer le recours au collectif. Pour ce faire, Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Carl R. Sunstein recommandent de :
- Faire intervenir plusieurs intervieweurs (condition initiale mais non suffisante) ;
- Décomposer l’évaluation d’un candidat en plusieurs évaluations distinctes sur des critères précis à chaque fois. Il convient d’éviter à tout prix d’évaluer de manière globale un candidat car les biais cognitifs seraient alors à leur comble. Il faut, au contraire, recourir à plusieurs évaluations distinctes du candidat quant à sa pertinence sur chacun des critères de recrutement établis pour le poste à pourvoir. C’est le ressort de l’entretien structuré et ce qui explique son taux de prédictivité.
- Faire en sorte que l’expression, la collecte et l’agrégation des évaluations et avis des différents interlocuteurs soient faites de manière structurée et totalement indépendante afin que les avis des uns ne « contaminent » et n’influencent pas trop ceux des autres. Le recours à une grille d’évaluation est vivement conseillé et permet de tendre vers plus d’objectivité.
- Organiser, en toute fin de processus et pas avant, une réunion collective afin d’évoquer les candidats rencontrés, d’échanger sur les différentes évaluations portées par les uns et les autres et arbitrer sur le candidat à retenir ou sur l’issue de ces différents entretiens (il arrive que l’arbitrage soit de n’embaucher personne car aucun candidat ne correspond vraiment et il faut reprendre les démarches).
5. 💡 Encouragez l’esprit critique
Une autre manière de tirer le meilleur du collectif c’est d’œuvrer, réellement et sans restriction, à l’émergence d’un environnement favorable à l’expression de points de vue divers et contradictoires permettant un dialogue nourri, riche et respectueux.
Pour limiter l’impact néfaste des biais cognitifs, il est essentiel, pour une organisation, de créer les conditions favorables pour que les personnes ne s’auto-censurent pas mais se sentent autorisées à s’exprimer librement, à évoquer leurs doutes, à changer d’avis et à reconnaître leurs erreurs et ce sans crainte de représailles. Une communication ouverte et transparente permet de discuter des signaux d'alerte et de prendre des décisions plus rationnelles.
6. 🌈 Promouvez la réelle et pleine diversité
Enfin, encourager l’esprit critique c’est bien mais pour obtenir un résultat vraiment probant il faut, bien évidemment, que votre organisation ne soit pas une armée de clones. Sinon, vous pouvez dire bye-bye à l’expression de points de vue différents et divergents.
Aussi, un des conseils pour contrer les biais cognitifs, est de recruter et de constituer des équipes hétérogènes présentant une réelle diversité sous toutes ses formes mais aussi et surtout cognitive. Cela est indispensable pour contrer ce que Michel Foucault, célèbre philosophe français, appelle le « pouvoir normalisant » des entreprises. Aussi, afin de lutter contre les biais cognitifs et tout particulièrement le syndrome du scarabée, il est recommandé de promouvoir la réelle et pleine diversité au sein de son organisation.
Conclusion
Les biais cognitifs sont omniprésents dans toutes nos prises de décision. Attention, ils ne sont cependant pas, en soi, négatifs et un mécanisme à combattre en permanence.
Au contraire ! Les biais cognitifs sont le résultat de mécanismes mentaux normaux et souvent très efficaces que notre cerveau utilise pour traiter l'information de manière rapide et pratique.
Cependant, si ces raccourcis sont adaptés aux décisions de notre vie quotidienne, ils ne sont pas adaptés à la prise de décisions plus complexes et stratégiques et notamment en recrutement. Là, l’influence des biais cognitifs peut clairement nous induire en erreur à savoir recruter un candidat qui ne sera pas le meilleur futur collaborateur possible et là c’est toutes les parties qui en pâtissent !
Heureusement, ce n’est pas une fatalité et il existe des techniques et garde-fous - non pas pour éradiquer complètement les biais cognitifs, c’est impossible – mais pour limiter leur impact négatif comme expliqué dans cet article. Cela passe tout particulièrement par de la sensibilisation à l’existence des biais, de la méthode, de la structuration et le recours orchestré au collectif.
Bref, comme l’écrit Albert Moukheiber, « On peut apprendre à penser contre son cerveau dans certaines situations et espérer que les autres nous protègent dans d’autres situations ».
PS : Et pour découvrir plus en détail chacun des biais cognitifs, je vous invite à lire, comme vous l’aurez compris, et sans la moindre modération l’encyclopédie des biais cognitifs de Boussad Addad !
Références
[1] « Encyclopédie des biais cognitifs » de Boussad Addad
[2] Etude « La place de l’intuition dans le recrutement », Baromètre WeSuggest 2023
[4] James Surowiecki, La Sagesse des foules, 2008, Éditions Jean-Claude Lattès