Les outils, des amis pour la vie, vraiment ?
Il en va des conseils et des réflexions sur les stratégies et les politiques RH comme du (mauvais) développement personnel : on a vite fait de tomber dans les inventaires à la Prévert de tout ce qu’il conviendrait de faire sans se soucier des environnements, des ressources, de la faisabilité. Une sorte de shopping list globale et universelle qui se résume malheureusement souvent en une anthologie de souhaits, d’intentions et d’injonctions alimentée par les vendeurs des solutions clés en main censées vous livrer le Graal en 48h, frais de port offerts jusqu’à ce soir minuit.
Bien entendu les choses ne sont pas si simples.
Malgré des décennies de travaux de recherches sur le sujet et un usage régulier du « bon sens paysan » personne n’a su créer de formule magique permettant en une seule manœuvre de traiter l’ensemble des enjeux d’une fonction RH dont le périmètre et les prérogatives ne cessent de s’élargir.
La réalité est qu’il est impossible de parler d’universalisme en la matière. Chaque organisation est unique en raison de facteurs endogènes et exogènes dont il faut impérativement tenir compte avant de céder au technosolutionnisme en empilant les outils.
S’il peut sembler pénible de prime abord, ce travail indispensable d’inventaire et d’audit peut être l’occasion de
(re)penser son organisation,
(re)fonder un collectif,
(re)gagner en agilité, productivité, efficience et efficacité et j’en passe.
Après et seulement après vous déciderez d’automatiser ou non. 😉
C’est l’histoire que je souhaite partager avec vous, celle de deux PME industrielles jumelles mais pas trop, évoluant dans des environnements rock n’ roll [1] qui sont passées d’une démarche contrainte à une approche volontariste de questionnement de leurs modes d’organisation.
L’exemple des deux PME jumelles « Same but different »
Plantons le décor et les enjeux.
Est-il encore possible d’innover dans un secteur industriel très traditionnel, historiquement concentré et soumis à de nouveaux enjeux environnementaux ?
Oui, en créant un nouveau modèle économique misant sur les circuits courts de fabrication et distribution, où chaque étape de la chaîne de valeur est optimisée au maximum, adossé à de petites unités de production - moins de 50 personnes - modulables.
L’ambition est d’être un acteur local responsable à la croissance maîtrisée mais ambitieuse.
Dit autrement, il s’agit d’occuper une niche : celle d’une production « low cost » destinée à une clientèle locale tout en ne sacrifiant pas la qualité.
Évidemment ce choix a des conséquences humaines et organisationnelles identifiées dès le départ, mais vous vous doutez bien qu’il n’y aurait pas d’article à lire si tout avait roulé du premier coup sans aléas externes…
Le premier site de production voit donc le jour dans l’Ouest, dans une région de tradition agricole mais qui a su s’ouvrir au secteur de l’industrie qui représente à date près de 15% des emplois.
Le solde naturel de population est en décroissance, le flux migratoire positif mais au ras des pâquerettes, la population est d’une courte tête en majorité féminine et la pyramide des âges montre une moyenne un chouïa plus élevée qu’au niveau national, tout comme le taux de chômage.
Globalement, le choix s’est porté sur un emplacement stratégique du point de vue de l’approvisionnement et de la distribution mais à l’attractivité moyenne et au dynamisme très relatif à l’exception de quelques poches plus urbaines.
En se présentant comme un un nouvel acteur de l’emploi dont l’activité viendrait revitaliser le tissu local, l’espoir est grand de se staffer sans trop de difficultés.
3 ans 1/2 plus tard et fort de l’expérience de son ainée, le second site démarre de l’autre côté du pays, dans une région en comparaison plus péchue comme en témoigne des différents indicateurs : le taux de chômage est inférieur à la moyenne nationale, le revenu moyen par habitant un poil supérieur, la pyramide des âges est plus équilibrée, le solde migratoire légèrement positif.
Surtout il existe déjà sur ce territoire une forte culture logistique et des infrastructures routières, ferroviaires, fluviales et maritimes bien pratiques.
Et puis il y a l’expérience de la mise en route et de la montée en capacité de la 1ère usine, qu’est-ce qui pourrait aller de travers, hein franchement ?
Au moins 2 choses.
Un énorme problème d’attractivité et de fidélisation.
Salaires faibles (1.1 SMIC pour les jobs d’entrée), organisation en 4x8, un génie civil faisant des sites des frigos XXL en hiver et des saunas l’été, du bruit, de la poussière, des options technologiques usant prématurément les machines, générant des pannes et du stress…
Les 2 usines partagent les mêmes points de douleurs inhérents au choix du modèle économique et son impact sur les conditions de travail.
Et puis il y a des spécificités locales. À l’Ouest, on a cherché à recruter des profils qualifiés ayant une connaissance du secteur pour bosser en mode commando dans les conditions décrites ci-dessus afin de faire tourner rapidement le bousin.
Si ça se défend sur le papier, notamment dans une optique de transmission ultérieure de savoir-faire, une telle recherche dans un bassin d’emploi pas dingue et jouissant d’une faible attractivité s’apparente à la quête d’un mille-pattes bionique capable de bêler «Porque te vas ».
À l’issue de la première année d’exploitation le turn over taquine ainsi les 50%, l’immense majorité portant sur les profils ouvriers et techniciens et quelques cadres. On repassera pour la capacité à transmettre.
Pour le second site, dans un contexte plus dynamique, les critères de recrutement ont été élargis à des profils issus d’autres activités industrielles. Sauf que le projet consistant à faire démarrer une usine a peiné à convaincre les candidats, pas aidé par des rémunérations inférieures au marché et moins de précarité ailleurs.
En résulte une usine en sous-effectif chronique, une forte sensibilité des salariés aux promesses de lendemains meilleurs de la direction qui se transforme en méfiance puis en désengagement, conduisant presque irrémédiablement à un départ.
Et dans une petite région où tout se sait, c’est dommageable en termes de réputation et d’attractivité.
Un pilotage ultra court terme, notamment sur les compétences.
Sans surprise, une usine connaît plusieurs phases dans son histoire, de sa conception à sa gestion courante en passant par sa construction ou sa mise en route, qui est loin d’être la phase la plus relax.
Dans un monde parfait, les compétences techniques et comportementales clés de chaque étape ont été identifiées et anticipées comme on le ferait dans toute gestion de projet.
Mais opter pour un business model innovant et exigeant porteur à la fois d’enjeux de rentabilité rapide et de restrictions financières, matérielles, humaines… ne préfigure pas un monde parfait. Plutôt d’une philosophie de start-upper issu d’un croisement improbable entre MacGyver et Bear Grylls [2], soit l’art de fabriquer une bombe à neutrons avec une gomme et un trombone tordu.
Cela deviendra rapidement un élément fort de la macroculture de l’organisation.
Les microcultures naîtront-elles des pratiques en vigueur dans les usines, soit en s’adaptant tant bien que mal au cadre (im)posé par la Direction Générale soit en s’y opposant, mais toujours en évoluant au gré de la croissance des sites, des entrées et des sorties.
On peut ériger l’inconfort, l’incertitude, le sens de l’effort voire du sacrifice comme modes de fonctionnement, mais à quatre conditions.
- Donner de la visibilité aux équipes dès que cela est possible et communiquer.
- Ne pas déconsidérer les difficultés remontées du terrain en les voyant comme acceptables au nom de la Culture.
- Ne pas en faire un monolithe indéboulonnable qu’on souhaite maintenir à tout prix
- Au final, essayer tant bien que mal d’anticiper la gestion des compétences et des parcours professionnels. On le répète, les profils qui ont essuyé les plâtres du lancement façon conquête du Far West (avec tout de même moins de conflits avec les autochtones) ne seront peut être pas les profils qui géreront par la suite. Et les salariés ont tout à fait le droit de demander une réponse claire à la question « et après, quoi ? »
Des moyens limités n’empêchent pas d’avancer
Comme expliqué de manière un peu provocante dans un précédent article le meilleur recrutement est celui qui n’existe pas grâce à une bonne gestion prévisionnelle des emplois et des compétences.
Surtout quand le recrutement s’avère galère comme c’est le cas ici.
Oui, mettre en place une GEPP est long, pénible, fastidieux et probablement coûteux … si on le regarde uniquement sous le prisme des outils. Mais si vous avez un·e dirigeant·e ou un·e manager qui est convaincu·e que cette gestion est un outil stratégique à intégrer dans la culture de l’organisation, cela peut lever des montagnes.
C’est le directeur du 1er site qui, sans doute lassé par le défilé ininterrompu des salariés pratiquant le chantage à la démission et mu par la conviction que l’incertitude n’empêche pas de bâtir, a pris l’initiative d’appuyer sur pause et de sortir de l’urgence pour construire une vision humaine et organisationnelle à 2 ans qui soit compatible avec les objectifs financiers de la DG.
Compte tenu des multiples contraintes pesant sur l’organisation, c’est l’approche Agile qui s’est imposée au détriment d’une approche prédictive.
Prendre la température
Au-delà du design organisationnel idéal, la première étape a consisté à encourager la prise de parole des équipes afin de procéder à un inventaire des attentes, des besoins et des aspirations des uns et des autres avant d’en ressortir 4 grandes catégories (Moyens, Pilotage, Communication, Organisation) avec pour chacune un travail en entonnoir aboutissant à l’identification de quelques points opérationnels.
Sans que toutes les problématiques soient résolues, la mise en place d’atelier de CoDéveloppement basés sur le volontariat a eu avant tout un effet cathartique et a envoyé un message fort aux équipes : « on ne va pas acheter votre adhésion avec des ateliers spaghettis & chamallows, ça va prendre du temps mais on va y aller sérieusement » .
Cela a également eu le mérite de commencer à renseigner la carte des acteurs et d’identifier dans les effectifs les avocats, les relais, les hésitants, les détracteurs ou encore les opposants, une étape fondamentale pour la suite.
Cartographier les compétences
Concomitamment, la cartographie des compétences et la mise à jour des fiches de poste ont été initiées.
Dans une organisation en 4x8 et avec un effectif réduit, chaque profil est important et associer le « qui sait faire quoi » avec les positionnements alliés / neutres / opposants a permis de poser la première pierre de la gestion prévisionnelle en étant en alerte sur les salariés les plus susceptibles de lâcher la rampe.
Puis est venue la partie rigolote : imaginer le fonctionnement à 1 an, 2 ans, 3 ans et réfléchir aux compétences attendues, tant du point de vue technique que comportemental.
Organiser des entretiens de départ
Dans un 3ème temps, les exit interviews ont été systématisées mais la décision était prématurée : en l’absence de réel manager de proximité (on y reviendra) et sans RH à résidence, l’organisation reposait exclusivement sur le Directeur et la charge était bien trop importante. Idem pour les entretiens d’évaluation ou des points d’échange un peu formalisés: une seule personne récipiendaire de toutes les demandes, doléances, bobo, discussion sur la bronchite du p’tit dernier, c’est trop peu même pour une petite structure. Ce qui nous amène au point suivant.
S’occuper (vraiment) du management
Étape 4, la création ex nihilo d’une nouvelle strate managériale qui puisse superviser, accompagner, transmettre, contrôler mais surtout être à l’écoute des signaux faibles au sein des équipes. Et ça n’a pas été simple, car il a fallu d’une part défendre le projet auprès de la Direction Générale (forcément il est question de sous) et d’autres part choisir et accompagner les heureux élus, créant au passage quelques incompréhensions et jalousie.
Mais aussi hardcore cette partie fut-elle, rien de ce qui aura été mis en place par la suite et qui sera dupliqué presque à l’identique sur le second site n’aurait pu voir le jour.
Et puis avouons-le, construire une fonction en intelligence collective from scratch, c’est rare et c’est génial !
Et parce que le souhait a été d’imposer le moins possible, la Direction du site et une équipe projet constituée de personnes potentiellement éligibles à cette promotion ont travaillé chacun de leur côté à la définition de la fonction sur la base d’une fiche de poste et d’un référentiel de compétences assez large avant une mise en commun et une validation commune des besoins et enjeux.
Cinq personnes ont ainsi été nommées et ont accepté ces nouvelles responsabilités, bénéficiant au passage d’un programme de formation (communication, organisation du temps de travail, posture managériale, conduite de réunions & co) et de séances de coaching individuelles pour assurer leur propre montée en compétences.
Pourquoi cela a t-il été l’étape la plus importante ?
- Parce que cela envoie un message fort à l’ensemble de l’organisation sur la possibilité d’évolution et d’accompagnement.
- Parce que les cinq managers ont pu se réapproprier les points soulevés à la première étape et y apporter des réponses opérationnelles, notamment en instaurant une comitologie entre eux et des instances de discussion avec leurs équipes opérationnelles.
- Parce que les cinq ont demandé à inscrire dans leurs fiches de poste l’organisation d’un point par trimestre avec chaque membre de leurs équipes pour discuter compétences et formation, et établir un bulletin météo en temps réel des risques.
Formaliser la vision de l’organisation
Mais la transformation ne s’est pas arrêtée en si bon chemin, puisque tout était mis en place pour passer à l’étape 5 : imaginer l’organisation stabilisée et les compétences requises pour construire un plan de développement et également réfléchir sourcing et accompagnement.
De ces réflexions on peut retenir 3 actions :
- La mise en place d’un plan de formation durant l’intégration séquencée à 2, 6 et 9 mois.
À chaque étape et selon le métier, l’acquisition des compétences est évaluée selon un barème simple : pas autonome / à retravailler / acquis, pas autonome / acquis, autonome / capable de former. - Le développement du job shadowing avant toute mobilité
- Le renforcement de partenariats avec les centres de formation, les acteurs locaux de l’emploi à travers la mise en place des PSMP (hélas abandonnée depuis) et la part grandissante de la formation professionnelle.
Au moment du lancement de la seconde usine soit presque 3 ans après la mise en opération de la première filiale, le turn-over était passé sous la barre des 20%.
Une dernière vague de départs volontaires a eu lieu, correspondant au passage d’une entreprise en structuration à une entreprise en gestion.
Le tout sans heurts.
Et chez la petite sœur, alors ?
Riche de l’histoire, des succès et des difficultés de son ainée, la seconde usine a pu aller plus vite dans la structuration de la gestion des compétences et surtout mutualiser les ressources pour créer de nouveaux outils :
- Wiki interne de compétences alimenté par les équipes des 2 sites
- Mise en place de dispositif de mobilité géographique entre les 2 usines
- Instauration d’un droit de préemption de 15 jours pour les salariés à chaque ouverture d’un recrutement, avec un rendez-vous automatiquement accordé (mais pas plus de 2 / an)
- Négociation avec les partenaires sociaux sur la mise en place d’un abondement au CPF
À ce jour, le pipe de candidatures est rempli, les périodes de sous-effectif sont rarissimes et les coûts de recrutement ont été divisés d’un tiers en ayant moins recours aux prestataires externes.
Prochaine étape : réfléchir aux leviers d’engagement des équipes afin de créer une communauté d’ambassadeurs qui puisse notamment faire la promotion de la cooptation et représenter l’organisation sur des manifestations externes.
Mais pour cela il faudra sans doute remonter d’un cran dans l’organisation. Car s’il existe encore des difficultés et des tensions, c’est entre le siège et les usines.
Il incombe désormais à la Direction Générale de faire évoluer sa culture et d’interroger ses schémas mentaux pour envoyer les bons messages aux équipes terrain.
NOTES & ANNEXES
[1] Ayant signé une NDA avec la maison mère, je n’ai malheureusement pas l’autorisation de communiquer l’identité des 2 entreprises. Mes excuses.
[2] Ancien des forces spéciales anglaises reconverti en alpiniste puis aventurier télégénique, il est connu pour l’émission Man vs Wild dans laquelle il se fait parachuter dans des endroits hostiles avec pour objectif de survivre en ayant un équipement réduit à moins que le strict minimum.