Construire une grille de salaires sans tomber dans son propre piège

Sandrine Dorbes
Construire une grille de salaires sans tomber dans son propre piège

Sommaire

Crédits

Quand la grille de salaires devient une prison qu’on s’est soi-même construite

Lors d’une table ronde sur la transparence des salaires, un dirigeant du public m’interpelle :

« J’aimerais bien faire évoluer ma politique de rémunération… mais je suis bloqué par ma grille de salaires. »

Ce n’était ni la première fois, ni la dernière que j’entendais cette phrase. Et chaque fois, la même erreur de fond : on confond la politique et l’outil.

La politique de rémunération avant l’outil

La politique de rémunération, c’est l’ensemble des règles qui s’appliquent à toutes et à tous dans l’entreprise. Poser ce cadre, c’est déjà s’assurer qu’il existe : que les principes sont partagés par la direction et les managers, qu’ils s’appliquent partout, et qu’aucune équipe n’est traitée différemment d’une autre.

C’est un levier d’équité, bien sûr. Mais c’est aussi un levier d’efficacité : quand les règles sont claires, on gagne du temps, on fluidifie les processus, on réduit les tensions.

La grille de salaires, elle, n’est qu’un outil au service de cette politique. Elle en est la traduction opérationnelle : un moyen simple et rapide de répondre à deux questions fondamentales :

  1. Comment les salaires sont-ils définis ?
  2. Comment évoluent-ils dans le temps ?

En un coup d’œil, elle permet de savoir quel salaire proposer à un candidat ou à une personne promue.

Mais une grille n’a de sens que si elle sert la politique dont elle découle. C’est comme vouloir enfoncer un clou avec un tournevis : quand l’outil n’est pas adapté, ce n’est pas l’objet qu’il faut remettre en cause, c’est l’usage qu’on en fait.

Ce que les entreprises imaginent quand elles veulent “faire une grille”

Certaines entreprises viennent me voir pour que je les aide à construire leur grille de salaires. Ce qu’elles imaginent, c’est qu’on va tracer des colonnes, des lignes, qu’on va remplir des cases et y inscrire des chiffres. Mais quand je leur parle du préalable nécessaire – la politique de rémunération –, quand j’explique le travail que cela demande pour définir les principes directeurs, les critères d’équité interne, les règles d’évolution, beaucoup d’entre elles se refroidissent.

Elles voient le travail que je leur propose, alors qu’elles pensaient simplement obtenir un tableau.

Une grille n’a pas vocation à exister seule. Elle est la conséquence d’un raisonnement collectif sur la politique de rémunération, pas son point de départ.

Le paradoxe du cadre qu’on redoute

Il y a une vraie peur psychologique derrière ces résistances.

Peur de se lier les mains : “Si je formalise, je ne pourrai plus déroger.

Peur du travail inutile : “Si je la construis, il faudra tout refaire dans six mois.

On veut du cadre, mais on veut garder la main.

Résultat : on ne formalise rien, par peur de rigidifier… et on se retrouve avec un système opaque, difficile à piloter, et donc beaucoup plus difficile à faire évoluer.

Construire une politique claire prend du temps la première fois, mais la mettre à jour ensuite est rapide : il suffit de revisiter les grands principes et d’ajuster les repères.

Un sujet RH, mais surtout un sujet de gouvernance

Certes, la politique de rémunération et la grille de salaires sont des sujets RH, mais ils ne s’y résument pas. Ce sont avant tout des sujets de gouvernance.

La manière dont une entreprise définit ses critères, ses niveaux et ses évolutions traduit une vision collective de la valeur et du mérite. C’est pourquoi les grands principes doivent être discutés, partagés et validés par la direction au sens large.

Impliquer le comité de direction, c’est garantir la cohérence entre la politique de rémunération, la stratégie et la culture d’entreprise. Cela évite aussi que la grille ne soit perçue comme un outil technique “tenu par les RH”, plutôt que comme un cadre commun assumé par le leadership.

L’outil ne fait pas la transparence

Depuis l’entrée en scène de la directive européenne sur la transparence des rémunérations, de nombreuses entreprises ont voulu montrer patte blanche en publiant leurs grilles de salaires.

L’intention était bonne : rendre visibles les repères de rémunération, afficher un effort d’ouverture.

Pourtant, certaines se sont retrouvées face à une réaction inattendue : les équipes continuaient de dénoncer un manque de transparence.

Les dirigeants, sincèrement étonnés, ne comprenaient pas : “Mais tout est en ligne !”

Le problème n’était pas la grille, mais ce qu’il y avait derrière.

Les salariés ne cherchaient pas seulement le chiffre, mais le raisonnement : pourquoi suis-je au niveau C et pas au niveau D ? Comment puis-je évoluer ? Quels sont les critères ?

La transparence ne se résume pas à la diffusion d’un tableau. Elle consiste à expliquer les critères objectifs qui fondent la rémunération et à rendre visibles les leviers d’évolution.

Le lien direct avec la directive européenne

La directive sur la transparence salariale va précisément dans ce sens. Elle ne demande pas de publier une grille : elle exige que les entreprises soient capables d’expliquer leurs critères de rémunération, leurs écarts éventuels et leurs mécanismes d’évolution.

Autrement dit, ce que la loi impose, c’est la logique qu’une bonne grille rend lisible.

Les entreprises qui auront clarifié leur politique de rémunération et défini leurs règles communes auront donc, sans le savoir, déjà fait une partie du chemin vers la conformité.

🎁 Le kit de cadrage de la grille de salaires avant d’ouvrir Excel

Une grille de salaires n’est pas une fin en soi : c’est la traduction opérationnelle d’une politique de rémunération claire, partagée et vivante.Ce kit t’aide à poser les bonnes questions en amont, avant de te lancer dans les chiffres.

1. Pourquoi voulons-nous une grille ?

Quel est l’objectif principal ? Gagner en équité ? En cohérence ? En lisibilité ? En pilotage ?

Ce que cette question éclaire : la grille n’a pas la même forme selon le besoin. Une grille conçue pour assurer l’équité interne s’appuie sur des critères de contribution. Une grille pensée pour le pilotage s’appuie sur des repères de marché et des enveloppes budgétaires.

2. Comment définissons-nous les salaires aujourd’hui ?

Sur quels critères explicites ou implicites reposent nos décisions actuelles ? (marché, profil, négociation, historique, intuition…)

Ce que cette question éclaire : identifier les pratiques existantes, souvent non dites, pour les rendre discutables et partageables.

3. Quels critères objectifs expliquent les écarts ?

Qu’est-ce qui justifie qu’à travail égal, certains salaires diffèrent ? (expérience, impact, compétences clés, ancienneté, rareté, contribution collective).

Ce que cette question éclaire : la nécessité de formaliser les critères attendus par la directive européenne et d’en vérifier la cohérence.

4. Comment évoluent les salaires dans le temps ?

Quels sont les mécanismes d’évolution ? (revue annuelle, mobilité, évaluation, passage de niveau)

Qui décide ? Selon quel processus ?

Ce que cette question éclaire : la logique de progression et les zones d’arbitrage managérial.

5. Quelle est notre vision de l’équité interne ?

Cherchons-nous l’égalité stricte ou la reconnaissance des différences de contribution ?

Comment la traduisons-nous dans les faits ?

Ce que cette question éclaire : la philosophie sous-jacente à la politique de rémunération — base de tout travail de grille.

6. Qui porte le sujet ?

Le projet est-il uniquement RH ou bien porté collectivement ?

Le codir est-il impliqué ? A-t-il validé les principes de la politique ?

Ce que cette question éclaire : la dimension de gouvernance — condition essentielle de légitimité et de cohérence.

7. Quelle place souhaitons-nous donner à la transparence ?

Que voulons-nous rendre visible ? À qui ? Sous quelle forme ?

Sommes-nous prêts à expliquer le “pourquoi” derrière chaque niveau ?

Ce que cette question éclaire : la cohérence entre discours de transparence et maturité interne.

8. Quelle est la marge d’adaptation que nous voulons garder ?

Acceptons-nous des exceptions ?

Si oui, dans quels cas et avec quel processus de validation ?

Ce que cette question éclaire : le degré de souplesse assumé. Une bonne politique fixe un cadre clair et des marges identifiées.

9. À quelle fréquence voulons-nous revisiter notre politique et notre grille ?

Tous les ans ? Tous les deux ans ? À chaque pivot stratégique ?

Ce que cette question éclaire : la gestion du temps long. Une politique vivante s’ajuste, elle ne se refait pas à zéro.

10. Que voulons-nous que nos collaborateurs comprennent de leur rémunération ?

Si une personne pose la question “comment mon salaire est-il défini ?”, serions-nous capables de répondre simplement ?

Ce que cette question éclaire : le niveau d’intelligibilité attendu et le lien direct avec la directive européenne sur la transparence salariale.

À retenir
Avant de construire une grille, il faut bâtir le cadre.
Une grille ne crée pas la transparence : elle rend visible une politique déjà claire.
Ce n’est pas un tableau Excel qui structure la rémunération, c’est la capacité à expliquer les règles du jeu.

En résumé

Une grille n’est pas une fin, c’est un moyen.

Elle n’a de sens que si elle s’appuie sur une politique vivante, comprise et partagée.

Quand on se dit “bloqué par sa grille”, c’est qu’il est temps de revisiter sa politique, pas de changer de tableau Excel.

Ne manquez rien !
Chaque mois, recevez un récap des derniers articles publiés directement dans votre boîte mail.
À propos de l'auteur·e
Sandrine Dorbes
Linkedin

Parler de rémunération autrement - Conférencière - Experte en stratégie de rémunération - Créatrice de « How Much » - Administratrice certifiée