Choix de carrière et inégalités : Bourdieu VS Boudon
En tant que pro des RH ou du recrutement, on passe nos journées à analyser des parcours.
On lit des CV, on cherche à comprendre des choix, on tente de déceler un potentiel. Mais avouons-le, on se demande souvent : pourquoi cette personne a-t-elle suivi cette voie et pas une autre ? Qu'est-ce qui, au-delà des compétences listées, a VRAIMENT façonné sa trajectoire ?
La réponse se trouve peut-être moins dans un bilan de compétences que dans le plus grand clash de la sociologie française ! 💥
Cet article vous propose de chausser des lunettes de sociologue pour décoder les candidatures.
L'objectif ? Comprendre les forces invisibles qui influencent les choix de carrière pour recruter de manière plus juste, plus fine et plus inclusive.
Accrochez-vous, on part sur les traces de Bourdieu et Boudon !
Cet article fait référence au travail des sociologues français Pierre BOURDIEU & Raymond BOUDON, à retrouver ici :
- Pierre BOURDIEU, Le sens critique, Les éditions de minuit, 1980.
- Raymond BOUDON, L’inégalité des chances, Pluriel, 1973.
Quel métier vous vouliez faire enfant ?
Cette question peut vous paraître anodine, pourtant elle est le point de départ de théories majeures de la sociologie moderne. Elle est aussi la raison du clash le plus connu de la discipline : celui qui oppose Pierre BOURDIEU & Raymond BOUDON 🔥
Si on y réfléchit un peu, cette interrogation ouvre la porte à d’autres questionnements et c’est ici que les théories s’opposent :
- Qu’est ce qui détermine la carrière qu’on veut faire ?
- Sommes-nous vraiment libres de nos choix professionnels ?
- Est-ce que les femmes et les hommes peuvent avoir des trajectoires professionnelles similaires ?
Pour répondre à ces questions, il faut revenir à la base de la base de la sociologie et comprendre ce qu’est la socialisation.
La socialisation : c’est quoi ?
On peut définir la socialisation comme le processus par lequel une personne se construit socialement 🤓. Autrement dit, c’est la manière dont on intériorise des normes, des valeurs, des manières d’agir pour pouvoir vivre avec les autres dans un cadre défini.
Par exemple, on a tous et toutes intégré que détruire le bureau de Jean-Michel parce qu’il nous a ENCORE piqué notre place de parking n’est pas socialement accepté (même si on en meurt d’envie).
La socialisation étant un processus, elle se crée, se forme et se transforme tout au long de la vie. On distingue deux temps primordiaux :
- Durant l’enfance : En famille et à l’école (c’est la socialisation primaire)
- À l’âge adulte : Au travail, dans la vie conjugale (c’est la socialisation secondaire)
Mais alors, est-ce que notre socialisation a une incidence sur nos choix de carrière ? Cette question est au cœur des travaux de Pierre BOURDIEU et Raymond BOUDON, qui ont (spoil alert) des visions opposées !
Place au clash !
Choix de carrière entre déterminisme et individualisme
Avant de continuer à lire, je vous invite à vous poser trois questions :
- Comment avez-vous choisi votre métier actuel ?
- Faites-vous un métier similaire à celui de vos parents ?
- Votre milieu social vous a-t-il influencé ?
Attention, l’idée n’est pas de remettre en question vos choix 😅, mais de réfléchir à ce qui vous a poussé à agir de telle ou telle manière.
Pierre BOURDIEU et l’habitus
Selon Pierre BOURDIEU, nos choix de carrière sont déterminés par notre Habitus.
L’Habitus c’est tout ce qu’on a intériorisé (valeurs, goûts, manières de penser, d’agir etc). C’est ce qu’on nous a appris et inculqué dès notre enfance (durant la socialisation primaire).
Alors selon BOURDIEU, notre choix de carrière n’est pas vraiment libre, il est guidé par ce qu’on :
- Désire : ambition, goûts professionnels
- Pense pouvoir faire : attentes
- Trouve légitime : ce qui « se fait » ou non par rapport à son milieu social
Par exemple : Les parents de Djonny n’ont pas fait de longues études, il a grandi dans un environnement favorisant : la stabilité de l’emploi avec un salaire tous les mois permettant de subvenir aux besoins de la famille (ouvrier, manutentionnaires etc). Son Habitus le guidera vers des métiers techniques ou manuels, demandant une entrée dans la vie active assez rapide après le bac.
Vous l’aurez compris, ici, la trajectoire professionnelle est le résultat de ce qu’on voit, ce qu’on intègre et du milieu dans lequel on évolue depuis l’enfance.
BOURDIEU reconnaît qu’une transformation peut exister, qu’on peut évoluer contre son Habitus. Cependant, ces cas sont rares et peuvent créer selon l’auteur un conflit psychologique interne : l’impression de renier son histoire, son patrimoine etc.
Raymond BOUDON et le choix raisonné
À l’opposé de l’idée que notre choix de carrière est déterminé par notre milieu social d’origine et notre éducation, Raymond BOUDON prône le fait que nous sommes des êtres rationnels et qu’à cet effet nous faisons des choix réfléchis en fonction de notre situation personnelle.
Autrement dit pour choisir notre trajectoire professionnelle, on rationalise notre réflexion selon le triptyque : coûts, bénéfices, risques.
Retrouvons Djonny, selon BOUDON, son choix de ne pas faire de longues études n’est pas dû « au conditionnement de son Habitus », mais plus à un choix rationnel. Faire des études coûte cher, il y a un risque d’échec alors Djonny estime que faire une formation plus courte est plus sûr et lui permettra une entrée dans la vie active plus rapide.
Vous l’aurez compris, ici, le choix de la trajectoire professionnelle est le résultat d’un calcul rationnel.
Alors vous êtes dans quelle équipe pour le choix de votre carrière ? 🔥
- Pierre BOURDIEU : Le choix de carrière est déterminé par l’habitus (influence du milieu social et des valeurs intériorisées)
- Raymond BOURDON : Le choix de carrière est le résultat d’un calcul rationnel prenant en compte les coûts, bénéfices et probabilité perçue de réussir.
Choix de carrière des femmes et des hommes : l’habitus de genre.
Pour aller plus loin, on peut aussi se demander si les femmes et les hommes partent à égalité dans leur choix de carrière. Sommes-nous dépendants de notre socialisation, de notre Habitus ? Ou sommes-nous totalement rationnels ?
Pierre BOURDIEU et l’habitus de genre
Pour Pierre BOURDIEU les différences entre les genres ne sont pas naturelles. Elles sont socialement construites et même intériorisées.
Vous vous rappelez de la socialisation primaire ? Là où en famille on nous apprend nos valeurs et manière de penser de base ? Et bien c’est dès ce moment, que les différences de genres commencent pour BOURDIEU :
- Les filles intériorisent des qualités de : douceur, discrétion, minutie, attention, modestie, empathie etc
- Les garçons sont davantage orientés vers la : confiance, compétition, logique, ambition, force, réflexion etc
Ces dispositions forment l’habitus de genre et conditionnent donc les femmes et les hommes à embrasser des carrières différentes :
- Les femmes s’orientent vers des carrières ayant des dimensions : sociales, d’assistance, relationnelles. Par exemple : soins, enseignement, secrétariat, services, RH etc.
- Les hommes se tournent vers des carrières orientées sur la : technique, physique, réflexion, prise de risque. Par exemple : ingénierie, finance, chirurgie, métiers manuels etc.
Le sociologue va même plus loin, en expliquant que le système scolaire demande de faire appel à la logique et à la compétition, ce qui favorise principalement les garçons. On retrouve à terme ces différences dans les entreprises sous la forme :
- D’écart salarial entre les femmes et les hommes
- Sous-représentation des femmes dans certains métiers et d’hommes dans d’autres
De la théorie à la pratique
On est d’accord, demander à vos collaborateurs et collaboratrices : « Alors euh sinon toi c’est quoi ton Habitus ? T’es là à cause de tes parents ou c’est un choix rationnel ? » n’est peut-être pas la meilleure idée. 😅
Ceci étant dit, les travaux de BOURDIEU & BOUDON nous permettent de faire le lien avec un questionnement très actuel : « 70% des personnes ont ou ont eu un syndrome de l’imposteur ». (Journal of Behavioral Science).
7 personnes sur 10, doutent ou ont douté de leurs capacités, de leurs compétences et ont (eu) l’impression de ne pas être à leur place. Que pouvons-nous faire en entreprise ?
- Faire le point sur les compétences des salariés/es : en faisant la distinction entre ce qu’ils/elles : veulent faire, savent faire, aiment faire.
- Mettre en place une logique de feedback, en mettant en avant les réussites et les axes d’améliorations.
- Éviter de comparer les collaborateurs/trices entre eux/elles.
- Sortir de nos propres biais et préjugés.
Bonne réflexion ;)
Pauline LECYGNE 🦢

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