Derrière les bulletins de paie, les chiffres et les tableaux Excel, se cache une réalité beaucoup plus complexe. La rémunération ne se résume pas à un montant mensuel viré sur un compte bancaire. Elle est aussi une affaire d’émotions, de reconnaissance, de symboles et de valeurs.
C’est précisément parce que le sujet de la rémunération dépasse largement la simple question d’argent que les discussions autour des augmentations sont si délicates. Ce malaise est étroitement lié aux émotions, aux perceptions individuelles de la valeur, de la reconnaissance et de l’équité.
Dans son livre La rémunération n’est pas qu’une question d’argent, Sandrine Dorbes [1] nous invite à repenser la rémunération comme un levier global d’engagement, de justice et de culture d’entreprise. Et les implications pratiques sont nombreuses. Je vous propose de découvrir ensemble pourquoi la rémunération est bien plus qu’un simple chiffre. C’est parti !
Le salaire fixe : une vision réductrice et court-termiste
Dans l’imaginaire collectif, parler de rémunération, c’est parler d’argent. Plus précisément : de salaire mensuel. Celui qui tombe régulièrement et permet de payer son loyer, ses courses, son assurance. Cette focalisation est compréhensible, mais trompeuse. Elle relève d’un « biais de proximité » comme le rappelle l’autrice : nous survalorisons ce qui est concret et immédiat au détriment de tout le reste.
Or, le salaire mensuel, bien qu’essentiel, ne capture pas l’intégralité de la rémunération, ni surtout ce qu’elle signifie pour les salariés : reconnaissance, appartenance, sentiment de justice, perspectives d’avenir.
📌 Exemple : Prenons deux salariés qui gagnent la même somme tous les mois. L’un d’eux a récemment obtenu une augmentation suite à une évaluation en lien avec des objectifs clairs. L’autre n’a pas été augmenté depuis trois ans sans jamais comprendre pourquoi. Le premier se sent reconnu et valorisé. Le second doute de son avenir dans l’entreprise. Même rémunération mais, pourtant, le ressenti est diamétralement opposé.
L’argent, un tabou tenace
L’argent, ce sujet universel, reste pourtant l’un des plus difficiles à aborder, surtout en France. Une étude récente de Yomoni [2], société de gestion de portefeuille, révèle que seuls 17 % des Français sont à l’aise pour parler d’argent, et à peine 13 % révèlent le montant exact de leur salaire. En revanche, 56 % n’en parlent jamais, que ce soit avec des inconnus, de nouvelles connaissances ou même avec des amis ou des membres de leur famille. Les collègues font exception, puisque 62 % des répondants se sentent plus à l’aise pour discuter de leur rémunération en milieu professionnel.
Cette gêne n’est pas seulement une question de pudeur individuelle. Elle est profondément ancrée dans notre culture et nos normes sociales. Comme l’expliquent Damien de Blic et Jeanne Lazarus [3], « l’argent a souvent été entouré de dénonciations par des autorités morales et religieuses », perçu comme une source de convoitise et de corruption. Ce regard méfiant sur l’argent ne date pas d’hier. Dès l’Antiquité, l’or était associé à la cupidité et à la décadence, tandis que des religions comme le christianisme ont longtemps valorisé la pauvreté comme une vertu et l’accumulation de richesses comme un vice.
Cette méfiance persistante crée un paradoxe : l’argent est essentiel pour vivre, mais en parler ouvertement reste tabou. Ce silence, souvent perçu comme une norme culturelle, est en réalité une forme de domination symbolique. Pierre Bourdieu, dans La Distinction, souligne que cette réticence à parler de salaire contribue à maintenir les inégalités sociales, en empêchant un débat public éclairé sur des questions telles que l’évasion fiscale ou l’équité salariale. En France, cette discrétion sur les revenus renforce les hiérarchies invisibles et limite la transparence économique.
En outre, les données de Yomoni montrent que ce tabou s’accompagne souvent d’une distorsion de la réalité. Plus de 21 % des répondants admettent diminuer le montant de leur salaire lorsqu’ils en parlent, en particulier avec leur famille (29 %) et leurs amis (25 %). À l’inverse, 19 % exagèrent leur salaire en discutant avec des collègues et 15 % avec des inconnus. Cette « gestion flexible de la vérité » reflète un besoin de se conformer à des attentes sociales contradictoires : paraître modeste avec ses proches tout en affichant une certaine réussite auprès de ses pairs professionnels.
Outre-Atlantique, la situation est radicalement différente. Aux États-Unis, le salaire est souvent perçu comme un symbole de réussite personnelle, un indicateur de valeur et d’accomplissement, ouvertement affiché sur les réseaux sociaux et lors de négociations salariales.
En France, en revanche, il reste entouré de précautions, teinté de pudeur et de retenue, reflet d’une certaine humilité collective. Ce contraste culturel montre à quel point la perception de l’argent peut varier d’un pays à l’autre, influençant les pratiques managériales et les attentes des salariés.
Finalement, ce silence sur l’argent ne fait que renforcer le cercle vicieux du malaise salarial. Moins on en parle, plus il est difficile d’établir des repères clairs et des comparaisons justes et plus l’incompréhension et le ressentiment peuvent s’installer. Pour briser ce cercle, il est essentiel de créer une culture de transparence et de dialogue sur les rémunérations, en encourageant les discussions honnêtes et en rendant les critères de rémunération plus visibles et compréhensibles pour tous.
L’argent : un sujet technique... mais éminemment émotionnel
Passons maintenant à une autre dimension essentielle de la rémunération : son impact émotionnel. Sandrine Dorbes insiste sur ce paradoxe : la rémunération est à la fois un sujet technique (grilles salariales, dispositifs d’intéressement, benchmarking) et un sujet profondément émotionnel. Elle touche à l’estime de soi, à notre besoin de reconnaissance, à notre rapport au mérite et à la valeur perçue de notre travail.
Nous confondons souvent la valeur de nos compétences sur le marché du travail avec notre valeur en tant qu’individu. « Nous avons tendance, souvent sans y penser, à comparer notre salaire à celui des autres. Si notre salaire est inférieur, nous pouvons avoir l’impression que notre travail, et par extension notre valeur personnelle, est sous-estimé. À l’inverse, un salaire supérieur peut nous amener à croire que notre travail, et donc notre propre valeur, est plus important. » [1]
Ainsi, on comprend que refuser une augmentation, c’est plus que dire « non » à une somme. C’est envoyer un message implicite sur la valeur que l’on accorde à la personne. Ce message peut être destructeur s’il n’est pas accompagné d’une explication claire et empathique.
📌 Exemple : dans une entreprise de conseil, les primes sont indexées sur le taux de facturation. Une salariée en congé maternité revient et découvre qu’elle percevra une prime nulle. Pourtant, elle a préparé son retour en amont et a formé une recrue avant de partir. Si le calcul est juste en termes financiers, il est cependant brutal en termes humains et fera assurément des vagues.
Nos besoins profonds influencent notre perception
Chaque individu a une relation à l’argent influencée par son histoire personnelle, son éducation, ses valeurs. Mais au-delà de ces facteurs, Sandrine Dorbes rappelle que nos besoins fondamentaux - sécurité, autonomie, appartenance, reconnaissance - sont au cœur de la manière dont nous appréhendons la rémunération.
Paradoxalement, nous ne sommes pas toujours pleinement conscients de ces besoins, qui pourtant s’expriment souvent à travers nos attentes salariales. Cette méconnaissance de nos propres aspirations peut rendre les décisions financières plus complexes et parfois même irrationnelles.
📌 Exemple : un jeune ingénieur fraîchement diplômé peut prioriser une rémunération variable agressive et une perspective de carrière rapide. Dix ans plus tard, devenu parent, il peut donner plus d’importance à la stabilité, aux avantages sociaux et à la possibilité de télétravailler. Son système de valeurs a évolué, influençant ses attentes salariales et sa perception de la juste rétribution.
C’est pourquoi une politique de rémunération ne peut pas être strictement uniforme : elle doit intégrer de la souplesse, de l’écoute et des marges d’ajustement.
Le sens, la reconnaissance, la justice : des moteurs puissants
De nombreuses recherches montrent que la motivation durable ne repose pas uniquement sur des incitations financières. Edward Deci, Richard Ryan ou encore Daniel Pink ont mis en évidence quatre moteurs fondamentaux de l’engagement :
• Le sentiment d’autonomie : c’est la liberté de choisir comment accomplir son travail, de prendre des initiatives et de se sentir maître de ses décisions. L’autonomie favorise l’engagement et la créativité, car elle donne un sens de contrôle et de responsabilité. À l’inverse, un environnement de travail trop rigide, où chaque action est surveillée, peut rapidement éteindre toute motivation.
• La maîtrise de son travail : c’est le plaisir de progresser, de développer ses compétences et de voir ses efforts porter leurs fruits. La maîtrise n’est pas seulement liée à l’expertise technique, mais aussi à la capacité de surmonter les défis et de trouver des solutions créatives. Elle est nourrie par des feedbacks constructifs et des opportunités de formation continue. Sans cette dimension, le travail peut vite devenir routinier et démotivant.
• Le sens de son action : c’est comprendre en quoi son travail contribue à un projet plus vaste, à une mission collective ou à un impact social. Donner du sens, c’est relier l’action quotidienne à une finalité qui dépasse le simple profit. Par exemple, une secrétaire médicale peut trouver du sens dans la précision de son travail sachant que cela peut avoir un impact direct sur la qualité des soins prodigués aux patients.
• La reconnaissance sociale et symbolique : se sentir vu, respecté et apprécié pour sa contribution. Cela va bien au-delà des simples primes ou augmentations. La reconnaissance peut se manifester par un mot de remerciement, une mise en lumière lors d’une réunion ou la célébration des réussites collectives. Cette reconnaissance, pour être efficace, doit être sincère, spécifique et cohérente avec les valeurs de l’entreprise.
📌 Exemple : Chez Alan, les équipes ont renoncé à la rémunération variable individuelle pour privilégier une culture de responsabilité et de coopération. Ce choix, cohérent avec leur ADN, évite les effets de comparaison et la compétition interne, permettant à chacun de se concentrer sur l’impact collectif.
Des implications concrètes pour les RH et les managers
« Beaucoup d’entreprises pensent avoir une politique de rémunération quand elles n’ont en réalité qu’un ensemble de pratiques. » Cette phrase de Bernard Galambaud, professeur émérite et spécialiste des ressources humaines cité dans le livre de Sandrine Dorbes, résume bien l’enjeu : structurer, formaliser, clarifier.
Si la rémunération n’est pas qu’une affaire de chiffres, elle mérite d’être pensée avec finesse, transparence et cohérence. Voici six leviers d’action concrets :
- Clarifier les objectifs de la politique de rémunération : Que souhaite-t-on encourager ? Quels comportements ou résultats valoriser ? Une politique de rémunération bien pensée doit refléter les priorités stratégiques de l’entreprise : fidéliser les talents, encourager la coopération, limiter les tensions sociales, soutenir la performance collective… La rémunération est un levier d’alignement entre les objectifs de l’organisation et les contributions individuelles.
- Aligner les discours et les pratiques : Rien de pire qu’un discours sur l’équité contredit par des augmentations arbitraires ou réservées aux profils les plus visibles. Une politique salariale cohérente doit être reliée à la culture, aux valeurs et à la stratégie de l’entreprise. Certaines entreprises, comme Alan (mutuelle), Lucca (éditeur de SIRH) ou LDLC (distributeur informatique), ont supprimé la rémunération variable individuelle pour refléter leur choix de valoriser le collectif. Ce type de décision ne peut être isolé : elle s’inscrit dans un projet global.
- Former les managers au dialogue salarial : Parler d’argent n’est pas inné. Il faut former les managers à aborder ces sujets sans gêne, à expliquer les règles de manière compréhensible, à accueillir les émotions des collaborateurs et à répondre au mieux aux incompréhensions. Chaque échange sur le salaire est une opportunité de clarification, mais aussi de renforcement de la relation managériale.
- Adopter une posture d’écoute : Derrière une demande d’augmentation, il y a souvent un besoin implicite de reconnaissance, de clarté ou bien de perspectives. Les managers doivent apprendre à décoder ces signaux faibles et à y répondre autrement que par un simple oui ou non. C’est aussi une manière d’apaiser les tensions et de renforcer la confiance.
- Structurer les outils de pilotage : Grilles d’évaluation, trames d’entretien, comités d’arbitrage, simulateurs d’évolution salariale : autant d’outils qui permettent de structurer le processus, de limiter les biais et de rendre les décisions plus lisibles. Des repères objectifs réduisent les frustrations, facilitent les discussions et garantissent une meilleure équité.
- Communiquer régulièrement, pas seulement au moment des entretiens annuels : La rémunération revient souvent dans les discussions informelles. Attendre les entretiens annuels pour en parler, c’est rater l’occasion de poser un cadre clair. Comme le rappelle Sandrine Dorbes : « On me demande souvent quel est le meilleur moment pour communiquer sur la rémunération. Ma réponse est simple : tout le temps ! » Certaines entreprises intègrent d’ailleurs un résumé de leur politique salariale dans leur livret d’accueil. Cela permet aux nouvelles recrues de mieux comprendre les règles dès le départ. En communiquant régulièrement sur les critères d’augmentation, les évolutions possibles ou les mécanismes d’intéressement, les RH et les managers renforcent la transparence, limitent les malentendus et créent un climat de confiance durable.
En conclusion
Réduire la rémunération à une simple ligne comptable, c’est passer à côté de son potentiel de transformation. Bien pensée, elle peut devenir un outil de justice, de fierté, de mobilisation. C’est un langage à part entière, qui dit ce que l’entreprise valorise vraiment. Et comme tout langage, il mérite d’être clarifié, expliqué, et surtout entendu.
Sandrine Dorbes résume cela en une formule très juste : « Si l’on n’est pas clair sur ce que l’on veut récompenser, on récompensera n’importe quoi ». Une bonne politique de rémunération commence donc par une introspection sur ce que l’on souhaite vraiment encourager dans l’entreprise. Et ce n’est pas qu’une affaire de chiffres.
Références
[1] Livre La rémunération n’est pas qu’une question d’argent, Sandrine Dorbes, Dunod 2025
[2] Yomoni, « Les Français disent-ils toute la vérité sur leurs finances ? », 9 août 2024
[3] Sociologie de l’argent, Damien de Blic et Jeanne Lazarus, Éditions La Découverte, 2021, page 10.