S’il y a bien un livre emblématique ces dernières années sur la culture d’entreprise, un livre qui a marqué les esprits et fait couler beaucoup d’encre c’est bien La Règle ? Pas de règles ! Netflix et la culture de la réinvention [1] écrit par Erin Meyer, auteure et professeure en management interculturel à l’INSEAD et Reed Hastings, le CEO haut en couleur de Netflix. Il faut dire que, comme nous allons le voir, la culture de Netflix est très éloignée du gloubi-boulga aseptisé et insipide que les entreprises nous servent généralement.
Ce livre est fondé sur le culture deck de Netflix qui a littéralement défrayé la chronique et je n’exagère pas. Sheryl Sandberg, numéro 2 de Facebook, aurait ainsi déclaré qu’il s’agissait « peut-être du document le plus important qu’ait jamais produit la Silicon Valley ». Ce culture deck , le premier en son genre, a été consulté en ligne près de 18 millions de fois depuis que Reed Hastings l’a publié, en 2009, sur SlideShare. [2]
Et, comment vous dire, il n’a laissé personne indifférent et n’a guère fait l’unanimité ! Bien au contraire ! « J’ai adoré ce vade-mecum pour son honnêteté. Je l’ai détesté pour son contenu » écrit Erin Meyer. Au travers de ce deck, elle trouvait la culture Netflix « hyper-masculine, excessivement conflictuelle, purement et simplement agressive ». Elle a cependant décidé d’approfondir sa connaissance et sa maîtrise de cette culture a priori « bizarre » en co-rédigeant La Règle ? Pas de règles !
Ce livre, que j’ai choisi de mettre en lumière aujourd’hui, développe et détaille, par le menu, ce culture deck et donc la culture d’entreprise de Netflix, ses principaux piliers ainsi que les pratiques qui en découlent.
Ce livre est passionnant mais très dense ! J’ai donc dû faire un choix et me concentrer sur le pilier lié au recrutement et à la rétention des collaborateurs à savoir la « haute densité de talent ».
Aussi, je vous propose de passer en revue ce pilier de manière détaillée dans cet article. Je vous expliquerai en quoi il consiste, ce qui a motivé Netflix à opter pour cette manière de procéder, comment l’entreprise s’y est prise concrètement et j’apporterai un éclairage sur les avantages et les limites de cette pratique. C’est parti !
« Haute densité de talents »
💡 En quoi cela consiste ?
Un des principaux piliers de la culture de Netflix - et sans doute celui pour lequel il est le plus connu - c’est de n’embaucher que des « collègues remarquables » afin de faire progressivement grimper la densité de talents.
🎯 Objectif poursuivi ?
L’argument avancé par le CEO de Netflix ? « Entre gens talentueux on devient plus efficaces. » Il s’appuie sur une étude de Will Felps, professeur à l’Université de la Nouvelle-Galles du Sud en Australie [3], sur la contagion du comportement sur le lieu de travail, qui démontre que lorsqu’un individu flemmard, toxique ou pessimiste dépressif intègre une équipe, même composée de collaborateurs doués et intelligents, cela a pour résultat de faire chuter l’efficacité de l’équipe toute entière et pas qu’un peu mais de 30 à 40 % ! Vertigineux 😵💫 !
Ainsi, si on suit ce raisonnement, le fait de recruter des collaborateurs aux performances moyennes va, inévitablement, générer une baisse de performance de l’organisation tout entière. A contrario, quand chacun des collaborateurs d’une organisation excelle, la performance est automatiquement tirée vers le haut. C’est ce que vise Netflix qui s’efforce de développer un environnement exclusivement constitué de collègues remarquables.
❓Comment mettre en œuvre ce pilier culturel ?
Afin d’assurer une haute densité de talents, Netflix ne recrute et ne garde dans ses effectifs que les meilleurs talents et cela grâce, entre autres, à une rémunération nettement au-dessus du marché.
- Recruter les meilleurs
Netflix a pris pour engagement de faire tout ce qui est en son pouvoir pour embaucher les meilleurs talents et ce pour tous les postes de la structure, sans distinction, du personnel de l’accueil jusqu’à l’équipe de direction.
- Conserver les meilleurs « keeper test »
Netflix ne conserve que les meilleurs talents. C’est le fameux « keeper test », élaboré par Reed Hastings et Patty McCord l’ancienne directrice des talents de Netflix, et qui a légitimement fait couler beaucoup d’encre.
Quesako ? Cela consiste, pour chaque manager, à s’interroger sur les membres de son équipe et à se demander si chacun d’entre eux est bien le meilleur à son poste et dans sa catégorie et s’il se battrait réellement pour le retenir si ce dernier venait à lui annoncer sa démission.
Si ce n’est pas le cas, alors cela veut dire qu’il est temps de laisser partir ce collaborateur aux performances bonnes mais pas extraordinaires avec une généreuse indemnité de licenciement.
LA question du « keeper test » est la suivante : « Si une personne de ton équipe devait démissionner demain, essaierais-tu de la faire changer d’avis ? Ou bien accepterais-tu la démission peut-être même avec un certain soulagement ? Si c’est le cas, alors offre-lui dès à présent une indemnité de licenciement et pars en quête d’une star, d’un collaborateur que tu voudras garder à tout prix ».
- Rémunérer au-dessus du marché
Pour recruter et conserver « les meilleurs », Netflix offre, de manière très cohérente, des « rémunérations de rock-star » et paie bien au-dessus du marché.
Le raisonnement sous-jacent ?
- Cela coûte plus cher de perdre des collaborateurs et d’être forcés de les remplacer que de les payer un peu plus dès le départ ;
- Cela sera rentable financièrement car, pour les postes créatifs tels que ceux offerts par Netflix - à savoir reposant sur la capacité des employés à innover et à produire de façon créative - le meilleur collaborateur vaut facilement dix fois son collègue moyen. (Mais cela n’est pas le cas pour des postes plus opérationnels tels que chauffeurs, caissiers, laveurs de carreaux où la différence entre un excellent collaborateur et un moyen est moins flagrante en termes de retour sur investissement).
👀 Des limites ?
A priori, cela semble logique, raisonnable et évident de vouloir s’entourer uniquement de collaborateurs brillants et de « A players » ? Difficile de contester ce pilier, non ?!?
Pourtant des voix s’élèvent pour challenger cette notion de « haute densité de talents ». Passage en revue des principales limites :
Et l’éthique dans tout ça ?
La première limite qui vient spontanément à l’esprit c’est l’éthique. Comme l’écrit Erin Meyer « Chez Netflix, vous pouvez donner le maximum pour faire du mieux que vous pouvez, être à fond pour contribuer à la réussite de votre entreprise, obtenir des résultats vraiment bons et puis un jour arriver au bureau et boum … Vous êtes viré. Pas à cause d’une inévitable crise financière ou d’un vaste plan de licenciement imprévu. Mais simplement parce que vos résultats ne sont pas aussi extraordinaires que l’espérait votre patron. Votre performance est seulement convenable ».
Cette manière de procéder, pour certaines cultures, dont la culture française est particulièrement brutale et choquante. Cela véhicule aux collaborateurs le message qu’ils ne sont que des « ressources jetables » dont l’entreprise peut se séparer à n’importe quel moment et ce même s’ils n’ont pas démérité.
Reed Hastings ne voit, quant à lui, pas le problème. Netflix n’est pas une famille mais une équipe de sport professionnel. Chaque collaborateur garde sa place tant qu’il est le meilleur à son poste. Dès que ce n’est plus le cas, il est mis sur le banc de touche. Il n’y a pas de poste à vie chez Netflix et ce pour personne.
Cela m’offre une transition parfaite vers la limite suivante à savoir la création d’un éventuel climat délétère et d’une culture de la peur.
Culture de la peur et stress à son zénith
Avec la règle du « keeper test », personne n’est à l’abri ! Les collaborateurs peuvent, légitimement, avoir l’impression de ressentir, en permanence, la menace d'une épée de Damoclès au-dessus de leur tête.
Si certains collaborateurs peuvent le vivre positivement voire même être stimulés et motivés à donner, tout le temps, le meilleur d’eux-mêmes et à remettre leur titre en jeu jour après jour ; d’autres peuvent être extrêmement stressés par cette situation inconfortable à la « Hunger Games ».
En octobre 2018, Rhett Jones du site web Gizmodo spécialisé dans la tech comparait d’ailleurs Netflix à l’enfer et dénonçait « son honnêteté brutale, les humiliations rituelles, son jargon d’initié et la peur constante qui y règne ». [4]
Reed Hastings reconnaît bien volontiers l’existence de cette inquiétude mais il l’assume ouvertement. Ainsi dans une interview avec Variety, il explique: «Nous devons engager les profils psychologiques qui peuvent mettre [cette peur] de côté et aspirent à travailler avec des collègues de qualité (…) C'est ça leur véritable amour, pas la sécurité de l'emploi. Si la sécurité de l'emploi est leur priorité, nous sommes clairs : nous ne sommes pas l'endroit pour vous.»
Côté chiffres, Netflix licencie un peu plus que les autres entreprises américaines mais pas de manière démesurée : 8% contre 6% en moyenne.
Exacerbation de la compétition interne
Une forte concentration de talents combinée au « keeper test » peut générer un environnement hautement compétitif voire « darwinien » incitant chacun à jouer des coudes pour se démarquer, se faire bien voir afin de conserver son poste au détriment des autres membres de l’équipe et de l’organisation.
C’est un risque bien réel mais qui n’existerait pas au sein de Netflix selon les dires du CEO.
Ce dernier veillerait à ne pas imposer de quotas de licenciements et de classement afin de ne pas tuer dans l’œuf toute collaboration. Il n’y aurait, de plus, pas de nombre fixe de postes. « Un employé n’est pas forcé de perdre pour que l’autre gagne ».
Mais si Netflix peut facilement ajouter des postes à son organigramme pour intégrer un maximum de talents, ce n’est pas le cas de toutes les organisations. Dans ce cas-là, le « keeper test » vire au « jeu » de la chaise musicale et exacerbe la compétition interne.
Mise à mal de la sécurité psychologique
Le concept de sécurité psychologique, popularisé par Amy Edmondson, professeure à la Harvard Business School, [5], est mis à mal par la culture de Netflix.
Ce concept se réfère à un climat où les collaborateurs se sentent en sécurité pour prendre des risques interpersonnels, tels que poser des questions, exprimer des idées ou admettre des erreurs sans craindre de répercussions négatives. Il est prouvé que la sécurité psychologique améliore la créativité, l’innovation, la collaboration, l’ouverture et la performance des employés.
Cependant, dans une culture de haute densité de talents, les collaborateurs peuvent être réticents à admettre leurs faiblesses et/ou à demander de l'aide de peur de paraître moins compétents. Cette réticence peut les empêcher de solliciter du soutien ou de collaborer efficacement, limitant ainsi l'apprentissage et l'innovation au sein de l'équipe.
Toutes les bonnes pratiques propres à la sécurité psychologiques semblent difficilement compatibles avec une culture où le couperet du « keeper test » tombe deux fois par an. Il est, en effet, difficile de se sentir en sécurité au travail lorsqu’on a constamment l’impression d’être sur un siège éjectable.
Éventuels problèmes de fidélisation des talents
Plus une entreprise est constituée de talents de haut niveau, plus ces derniers sont susceptibles d’être sollicités et débauchés par la concurrence et plus le taux de turnover peut, de facto, être élevé.
Ce raisonnement, a priori logique, ne se vérifie pas, côté chiffres, au sein de Netflix avec un taux de turnover de 4% des collaborateurs ayant volontairement quitté l'entreprise en 2018 versus 13% en moyenne aux États-Unis. Cela ne veut pas dire, pour autant, que ce ne sera pas le cas dans une autre entreprise.
Risque accru d’épuisement professionnel
Autre limite au concept de haute densité de talents, la propension des « collègues remarquables » à être sujets au burn-out. Il s’agit, en effet, de la population de collaborateurs la plus sujette à l’épuisement professionnel.
Les collaborateurs hautement performants sont tellement dévoués à leur travail, tellement investis et engagés qu’ils ont davantage tendance à négliger leur équilibre vie professionnelle – vie personnelle ce qui peut les mener à l'épuisement professionnel et d’autant plus dans un environnement où la sécurité de l’emploi est aussi précaire.
Avoir un effectif composé quasi-exclusivement de A-players « plus à risque » nécessite une prévention accrue des risques psychosociaux et une vigilance particulière sur le sujet.
Diversité et inclusion
La haute densité de talents peut également poser des défis significatifs en matière de diversité et d'inclusion.
Les processus de recrutement de talents de haut niveau ou « A players » impliquent souvent des critères très sélectifs pour ne pas dire extrêmement restrictifs. Or ces critères peuvent être influencés par des biais, par définition inconscients, favorisant certains groupes démographiques au détriment d’autres et favorisant ainsi la reproduction sociale et la culture de la conformité.
Enfin, une question centrale se pose : est-il vraiment nécessaire d’avoir, pour chaque poste, le meilleur collaborateur possible ❓
S’il y a encore quelques années, l’idée de n’avoir que des A-players au sein de son entreprise était perçue comme un objectif ultime particulièrement séduisant, ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Cette vision est de plus en plus remise en question aussi bien par les entreprises que par les chercheurs et professeurs en management qui mettent en avant l’importance de la complémentarité et le rôle des B players.
Plutôt que de ne recruter que des A players, il peut être plus bénéfique de constituer des équipes où les compétences et les forces de chaque membre se complètent. Une telle approche favoriserait une meilleure collaboration et améliorerait la performance globale.
Les B players - ou collaborateurs solides mais pas exceptionnels - apportent stabilité et continuité à une organisation. Ils sont souvent plus loyaux et moins enclins à quitter l'entreprise pour d'autres opportunités. Comme l’écrit Thomas J. DeLong, professeur à Harvard : « Les B players sont le ciment des organisations, apportant de la cohérence et soutenant les A players » [6]
De plus, pour certaines organisations, en fonction de leur secteur d’activité et de leur métier, il peut être plus efficace de recruter des collaborateurs avec un fort potentiel et de développer leurs compétences au sein de l'entreprise plutôt que de chercher uniquement des A players déjà formés, immédiatement opérationnels mais rares et surtout chers.
Conclusion
En conclusion, le modèle de haute densité de talents prôné par Netflix, bien qu’ambitieux et séduisant sur le papier, soulève de nombreuses interrogations et critiques. S’il vise à maximiser l’efficacité en s’entourant exclusivement de collaborateurs d’exception, il se heurte à des limites éthiques, psychologiques et pratiques.
Si cette culture semble réussir et fonctionner pour Netflix, il ne paraît pas forcément souhaitable de la transposer et de la déployer telle quelle dans toutes les autres organisations sans discernement.
La culture de la performance à tout prix peut instaurer un climat de peur, exacerber la compétition interne, et fragiliser la sécurité psychologique des employés, éléments pourtant essentiels à l'innovation et à la créativité. Cette approche peut, de plus, nuire à la diversité et à l'inclusion et augmenter les risques de turnover et de burn-out.
Plutôt que de chercher uniquement des talents exceptionnels, il peut être plus judicieux de développer les compétences des collaborateurs déjà présents en interne, créant ainsi un environnement de travail plus équilibré, inclusif, durable et pérenne.
Références
[1] « La Règle ? Pas de règles ! Netflix et la culture de la réinvention » d’Erin Meyer et Reed Hastings | éditions Buchet Chastel
[2] Culture deck de Netflix publié par Reed Hastings : Culture | PPT (slideshare.net)
[3] Etude How, when, and why bad apples spoil the barrel: Negative group members and dysfunctional groups de Will Felps, Terence R. Mitchell and Eliza Byington |Felps-Badapples-libre.pdf (d1wqtxts1xzle7.cloudfront.net)
[4] Article Working at Netflix Sounds Like Hell de Rhett Jones | Working at Netflix Sounds Like Hell (gizmodo.com)
[5] The Fearless Organization, Creating Psychological Safety in the Workplace for Learning, Innovation, and Growth“ d’Amy Edmonson | éditions Wiley
[6] Article Let’s Hear It for B Players de Thomas J. DeLong et Vineeta Vijayaraghavan HBR, June 2003| Let’s Hear It for B Players (hbr.org)