Quand le jargon tue la pensée : le vrai danger du bullshit

Marie-Sophie Zambeaux
Quand le jargon tue la pensée : le vrai danger du bullshit

Sommaire

Crédits

Disruptif, brainstorming, bienveillance, mindset … Les mêmes mots reviennent, encore et encore, tels de nouveaux mantras du monde du travail. Le dessinateur Fix, dans son ouvrage Full Corporate Bullshit publié en juin, les a rassemblés et détournés avec humour dans un dictionnaire illustré de 200 définitions aussi drôles que féroces.

On y découvre le baby-foot (« objet encombrant… dont la présence (ou non) dans votre espace de travail vous permet de savoir si vous travaillez dans une entreprise coooooool »), la gamification (« mode sympatoche qui consiste à utiliser le jeu pour traiter de sujets pas drôles [ …] ») ou encore le team building (« [ …] pratiques coercitives et humiliantes visant à vous rapprocher de vos collègues, [ …] le tout en short, avec un sourire obligatoire, et sous le regard de vos supérieurs »).

On rit, oui, mais on rit jaune car derrière l’humour, une réalité saute aux yeux : ce langage managérial n’est pas anodin. Il influence la façon dont on décrit le travail, dont on pense les organisations et, parfois, dont on justifie certaines pratiques. Autrement dit, les mots que nous utilisons au quotidien façonnent aussi notre manière de voir le réel.

À force de parler la langue de l’entreprise, ne finirions-nous pas par ne plus rien dire et ne plus rien penser ? C’est ce que je vous propose de décortiquer dans cet article. C’est parti !

🔍 Le bullshit : de quoi parle-t-on au juste ?

Le terme « bullshit » est devenu un mot-valise, qu’on utilise parfois à tort et à travers. Mais appliqué au monde du travail, il a un sens précis. Fix, dans Full Corporate Bullshit, le résume ainsi : « tous ces effets de manche jargonnants destinés à noyer la pathétique vacuité des discours professionnels sous un enrobage de mots vagues et chatoyants ». Autrement dit : beaucoup de bruit, peu de contenu.

Le philosophe Harry Frankfurt, dans son essai devenu culte On Bullshit, en donnait une définition éclairante : le bullshit n’est pas forcément un mensonge, il ne cherche pas tant à dissimuler la vérité qu’à donner l’apparence de profondeur là où il n’y en a pas.

Christophe Genoud apporte une autre pierre à l’édifice [2] : pour lui, le bullshit managérial renvoie à tout propos qui entretient un lien « lâche » avec la vérité et la réalité, mais dont l’auteur poursuit des objectifs propres. Et surtout, il ne s’agit pas seulement de jargon : le bullshit managérial a des ambitions performatives. Il vise à orienter les comportements, à séduire, à influencer, à vendre de la « camelote » rhétorique.

Concrètement, cela se traduit par :

  • des buzzwords en cascade (disruption, agilité, mindset, bienveillance, KPI…) ;
  • des concepts flous qui semblent dire quelque chose d’important mais qui restent indéfinissables (« donner du sens », « accompagner la transformation », « activer les synergies ») ;
  • des titres ronflants (Chief Happiness Officer, Growth Hacker, Evangelist…) qui habillent des réalités parfois bien ordinaires.

À première vue, tout cela peut sembler bien inoffensif voire amusant. Mais derrière ces mots creux se cache un mécanisme redoutable : plus on les emploie, plus ils colonisent notre manière de décrire et donc de penser le travail. Et comme le rappelle Christophe Genoud, ils ne sont jamais neutres et servent toujours un but.

↗️ Pourquoi le bullshit managérial prolifère-t-il ?

Si le bullshit prospère si bien dans nos entreprises c’est parce qu’il répond à plusieurs fonctions implicites.

D’abord, parce qu’il est simple à produire. Quelques mots-valises bien choisis – synergie, agilité, innovation, bienveillance – et voilà un discours qui sonne moderne, positif et engageant. Pas besoin d’explications précises, encore moins d’arguments solides. C’est la fameuse loi de Brandolini qui s’applique ici à savoir il faut dix fois plus d’énergie pour réfuter une absurdité que pour la produire. Autrement dit : fabriquer du jargon est un jeu d’enfant, le démonter exige du temps, de la clarté et du courage.

Ensuite, parce qu’il est confortable pour celui qui l’emploie. Le bullshit agit comme un paravent : il meuble les silences, impressionne l’auditoire et surtout évite d’entrer dans les détails embarrassants. Il permet de dire quelque chose ou de donner l’impression de dire quelque chose sans trop se compromettre. Derrière un « nous allons activer les leviers de l’engagement » se cache parfois une absence totale de plan d’action.

Il prolifère aussi parce qu’il est sécurisant. Les mots creux - que certains théoriciens appellent « concepts mobilisateurs » [3] - présentent deux avantages : ils ne veulent rien dire de précis et ils connotent toujours positivement. Qui oserait s’opposer à la bienveillance, au progrès ou bien à la transformation ? Ces termes mettent tout le monde d’accord, chacun y projetant la signification qui l’arrange. C’est la recette parfaite pour parler beaucoup sans jamais prendre de risque ni heurter l’auditoire.

Enfin, il prospère parce qu’il est contagieux. Dans un open space, un comité de direction ou un séminaire, employer les bons buzzwords, c’est montrer que l’on appartient au groupe. C’est prouver que l’on maîtrise la « langue de l’entreprise ». Comme tout langage social, le bullshit a donc sa fonction d’intégration : il unit ceux qui le parlent même s’il ne dit rien.

En somme, le bullshit managérial n’est pas seulement toléré : il est encouragé, car il est rapide, flatteur, consensuel et socialement valorisant.

🚨 Pourquoi c’est grave ?

On pourrait sourire, hausser les épaules et se dire : après tout, ce ne sont « que des mots ». Mais c’est précisément là que le bât blesse. Le bullshit managérial n’est pas anodin, il est même dangereux et ce pour trois raisons principales.

1. Parce qu’il brouille et retarde l’action

Ces « fadaises » ne sont pas qu’un jargon agaçant. Elles ont des effets tangibles : elles noient les débats sous des mots flous, brouillent les priorités, retardent les décisions et masquent les problèmes de fond. 

📌 Résultat : des équipes perdues dans des slogans creux, privées de repères clairs et opérationnels.

2. Parce qu’il déforme notre perception du réel et appauvrit la pensée

Les mots façonnent nos représentations. Quand on remplace « surcharge de travail » par « montée en compétences », ou « licenciement » par « plan de sauvegarde de l’emploi », on enrobe la dureté du réel d’un vernis flatteur.

George Orwell l’avait magistralement montré dans 1984 : réduire les mots disponibles, c’est réduire la capacité à penser et à contester : « Ne vois-tu pas que tout le propos du néoparler est de rétrécir le champ de la pensée ? [...] Au fil des ans, on aura de moins en moins de mots, et le champ de conscience rétrécira à proportion. »

En entreprise, le bullshit opère de la même façon : il réduit la complexité du réel à quelques slogans passe-partout (« agilité », « bienveillance », « transformation »).

📌 Résultat : il rend plus difficile toute analyse critique ou tout désaccord. Au passage, il appauvrit la pensée, fracture les collectifs entre ceux qui maîtrisent le jargon et ceux qui en sont exclus et alimente le déni en rendant certains sujets tout bonnement invisibles.

3. Parce qu’il nous prive de liberté

Comme l’explique Christophe Genoud [2], le bullshit n’est pas qu’un simple jargon décoratif : il a des ambitions performatives. Il vise à orienter le comportement de ceux qui l’entendent, à les convaincre, voire à les manipuler. Autrement dit, il n’habille pas seulement la pensée, il cherche à la diriger.

Sous couvert de « culture de la transparence », on installe un contrôle permanent, sous l’étiquette d’« exigence », on justifie un management brutal. 

📌 Résultat : le bullshit façonne la vision du monde des individus, conditionne leurs comportements et, à terme, érode la confiance.

🛑  Les gestes barrières contre le bullshit managérial

Face au bullshit, on pourrait être tenté de soupirer et de passer son chemin. Mais il existe bel et bien des moyens de l’endiguer. Pas de formule magique, mais cinq gestes barrières simples à mettre en œuvre à condition d’oser un peu de courage et beaucoup de clarté.

1. Rétablir la clarté

Un slogan ne fait pas une stratégie. Avant de répéter une formule, posons la question essentielle : « Qu’est-ce que ça veut dire, concrètement ? »

📌 Exemple : lors d’un séminaire, un dirigeant lance : « Nous allons activer les leviers de l’engagement. » Dans la salle, les têtes hochent poliment mais personne n’a vraiment compris. Un manager reformule alors : « Concrètement, ça veut dire : augmenter la fréquence des feedbacks, former les managers à l’écoute active et mettre en place un baromètre social trimestriel. »

Résultat : enfin, tout le monde sait de quoi on parle.

2. Appeler les choses par leur nom

Le vernis flatteur n’efface pas la réalité. Un licenciement n’est pas une « optimisation des ressources », une surcharge n’est pas une « montée en compétences ». Nommer les choses, c’est déjà respecter ceux qui les vivent.

📌 Exemple : Une DRH annonce une réduction d’effectifs. La tentation est grande de parler de « plan de sauvegarde des talents ». Mais les salariés comprennent très vite que c’est un voile pudique. À la place, la DRH dit : « Nous devons supprimer 50 postes. Voici pourquoi, comment et avec quelles mesures d’accompagnement. »

Résultat : c’est dur à entendre, mais au moins, c’est clair. Et la confiance reste possible.

3. Simplifier le langage sans simplifier la réalité

Parler clair, ce n’est pas infantiliser. C’est rendre le discours accessible à tous y compris à celles et ceux qui ne baignent pas dans le jargon.

📌 Exemple : dans une offre d’emploi, on peut lire :  « Vous êtes un véritable ninja du digital, un growth hacker prêt à booster nos KPIs. » Avouez qu’il est difficile pour un candidat de savoir ce qui est réellement attendu. À la place, il serait plus clair d’écrire : « Vous avez une solide expérience en marketing digital et savez mettre en place des actions concrètes pour développer l’acquisition de clients et améliorer nos résultats. »

Résultat : les candidats comprennent mieux les attentes et peuvent se projeter dans le poste.

Extrait de l'épisode 2 d'Etage RH sur l'offre d'emploi à (re)découvrir par ici.

📌 Exemple (et un autre pour la route) : en comité stratégique, un dirigeant déclare : « Nous devons aligner notre vision pour maximiser les synergies cross-business. » Autour de la table, certains hochent la tête, d’autres prennent des notes sans être sûrs de ce qu’il faut retenir. À la place, il est préférable de dire : « Concrètement, cela veut dire que nos équipes marketing et commerciales vont travailler ensemble sur un plan commun pour réduire les doublons et mieux partager les informations clients. »

Résultat : tout le monde sait ce qui est attendu, et surtout qui doit faire quoi.

4. Encourager l’esprit critique

Plutôt que de répéter les slogans, invitons les collaborateurs à demander des preuves, des chiffres, des exemples.

📌 Exemple : un directeur proclame : « Cette transformation va renforcer notre agilité. » Silence dans l’assistance. Puis une collaboratrice ose : « Qu’entendez-vous par agilité ici ? Quels objectifs précis et comment allons-nous les mesurer ? »

Résultat : la réunion devient un vrai échange, pas une récitation de slogans.

5. Réhabiliter la nuance

Tout ne peut pas être réduit à un mot magique. Le réel est souvent complexe, contradictoire, parfois inconfortable. Dire cette complexité, c’est faire preuve de maturité.

📌 Exemple : après un retard important sur un projet, la direction pourrait écrire : « Nous faisons face à un léger décalage lié à des ajustements techniques. » Au lieu de ça, elle choisit : « Le projet a pris trois mois de retard. C’est difficile à entendre, mais nous avons identifié les causes et voici le plan concret pour y remédier. »

Résultat : les équipes sentent que la vérité est dite et ce même quand elle est inconfortable. Cela réinstalle de la crédibilité et nourrit la confiance.

En définitive, le meilleur antidote au bullshit reste une combinaison de mots simples, d’exigence de précision et d’une volonté d’affronter le réel sans fard. C’est à ce prix que la parole managériale retrouve sa valeur !

💡 En conclusion : parler clair, c’est penser clair !

Le bullshit est comme le lierre : il s’accroche, grimpe, recouvre tout et finit par étouffer ce qu’il touche. Le tourner en dérision, comme le fait Fix, permet de prendre du recul. L’analyser avec rigueur, comme le propose Christophe Genoud, aide à en comprendre ses mécanismes. 

Mais surtout, il faut agir : couper, clarifier, traduire !

Parce que parler clair, ce n’est pas renoncer à inspirer. C’est inspirer sans enfumer. Et si l’entreprise veut vraiment embarquer ses équipes, qu’elle se souvienne qu’on ne motive pas avec des mindsets ou des quick wins mais avec des mots vrais, qui disent ce qu’on va faire et qu’on fait vraiment !

Références

[1] Dictionnaire illustré Full Corporate Bullshit de FIX | Editions Diateino, 2025 

[2] Livre Leadership, agilité, bonheur au travail...bullshit ! En finir avec les idées à la mode et revaloriser (enfin) l'art du management de Christophe Genoud | Editions Vuibert, 2023

[3] « Le Pouvoir rhétorique : Apprendre à convaincre et à décrypter les discours » de Clément Viktorovitch | éditions Seuil

Ne manquez rien !
Chaque mois, recevez un récap des derniers articles publiés directement dans votre boîte mail.
À propos de l'auteur·e
Marie-Sophie Zambeaux
Linkedin

Fondatrice @ReThink RH, éditorialiste RH, host du podcast "Histoires de Recruteurs".