Neuro ou mytho ? Les promesses (et les pièges) des neurosciences en RH

Marie-Sophie Zambeaux
Neuro ou mytho ? Les promesses (et les pièges) des neurosciences en RH

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On nous promet régulièrement des révolutions RH estampillées « neuro » : neuro-leadership pour transformer les managers, neuro-recrutement pour percer les intentions des candidats, neuro-learning pour booster la mémoire. 

Mais la liste des promesses ne s’arrête pas là : des outils qui jurent de vous reconnecter à vous-même, d’effacer vos traumas, de faciliter la collaboration ou de faire de vous un leader irrésistible. Sans oublier les méthodes censées « débloquer » vos hémisphères pour qu’ils travaillent enfin à l’unisson. Bref, chaque enjeu aurait son explication neuronale et sa solution miracle.

Albert Moukheiber – docteur en neurosciences cognitives et psychologue clinicien – met en garde contre cette fascination dans son ouvrage Neuromania, Le vrai du faux sur votre cerveau. « C’est le projet de ce livre, qui redonne la parole aux scientifiques et rend accessibles leurs travaux, avec leurs limites et précautions, pour ne plus être condamné aux discours caricaturaux instrumentalisant, pour des raisons idéologiques ou mercantiles, les recherches sur le cerveau. » [1]

Le constat est sans appel : nous surévaluons ce que les neurosciences peuvent dire du comportement humain et nous sous-estimons l’apport d’autres disciplines – psychologie, sociologie, économie – tout aussi essentielles pour comprendre le travail. Pour les RH, c’est une alerte salutaire : oui, les neurosciences apportent des éclairages utiles. Mais non, elles ne peuvent pas, à elles seules, fonder des pratiques de recrutement ou de management. C’est ce paradoxe que je vous propose d’explorer : entre apports réels et dérives séduisantes. C’est parti !

💡 Pourquoi les neurosciences séduisent tant les RH

Les neurosciences offrent une promesse simple mais puissante : comprendre enfin les comportements des collaborateurs « de l’intérieur ».

  • En recrutement : on voit apparaître des tests s’appuyant sur les neurosciences, qui prétendent analyser le fonctionnement cérébral pour prédire la performance des candidats.
  • En formation : le neuro-learning s’appuie sur les mécanismes d’attention et de mémoire pour concevoir des parcours plus efficaces.
  • En management et QVCT : de plus en plus de conférences vantent les bienfaits des neurosciences pour gérer le stress, développer l’empathie ou bien encore renforcer la motivation.

Et il faut le reconnaître, ces approches ont une force de frappe indéniable :

  • des images impressionnantes (IRM colorées),
  • un langage scientifique rassurant (plasticité, circuits neuronaux, hémisphères…),
  • et une promesse de certitude dans un monde du travail où tout semble mouvant.

Mais attention car, comme le rappelle Albert Moukheiber, « Pour bien comprendre les phénomènes humains et sociaux, il est parfois nécessaire d’élargir la focale : penser le cerveau non pas dans un bocal mais en lien avec le corps, avec son contexte, et ne pas réduire tous les problèmes à l’individu et à son cerveau. »

Mais pourquoi est-ce problématique ? Parce que ces récits simplistes ne restent pas dans les livres : ils s’invitent dans nos pratiques RH. Albert Moukheiber les appelle des croyances performatives : des idées fausses qui, à force d’être martelées, orientent bel et bien des décisions. Croire qu’un candidat est « cerveau gauche » donc fait pour l’analyse ou « cerveau droit » donc fait pour la créativité, n’a aucun fondement scientifique. Pourtant, ce cliché a inspiré des méthodes d’évaluation et des programmes de formation entiers. Même logique avec le « cerveau reptilien », prétendument responsable de nos pulsions. Derrière le vernis scientifique, on trouve surtout du storytelling qui, en entreprise, peut déboucher sur de vraies discriminations.

🔎 Neurosciences & RH : des applications utiles (quand elles restent à leur juste place)

Les dérives existent, mais il serait dommage de tout rejeter. Employées avec discernement, les neurosciences éclairent certains mécanismes qui peuvent enrichir les pratiques RH.

  1. Repenser la formation 

La recherche sur la mémoire et l’attention a confirmé l’efficacité de plusieurs principes pédagogiques :

  • La répétition espacée : mieux vaut revoir un contenu plusieurs fois à intervalles réguliers que d’apprendre en une seule fois ;
  • L’apprentissage actif : reformuler, appliquer, tester ; on retient beaucoup plus qu’en simple écoute passive ;
  • La gestion de l’attention : alterner les formats courts, utiliser des mises en pratique, limiter les distractions.

📌 Exemple : certaines entreprises structurent désormais leurs modules e-learning en séquences de 10 à 15 minutes, suivies de quiz et de rappels réguliers. Cela améliore nettement la rétention et l’application des acquis.

  1. Mieux comprendre le stress et ses effets

Les neurosciences et la psychologie ont montré que le stress chronique altère la mémoire de travail et la capacité de prise de décision. Pour les RH, cela ouvre des pistes concrètes :

  • sensibiliser les managers aux effets du stress sur la performance ;
  • ajuster l’organisation du travail pour éviter la surcharge cognitive ;
  • intégrer des temps de récupération dans les plannings.

📌 Exemple : une grande collectivité territoriale a formé ses encadrants à repérer les signes de surcharge cognitive (erreurs répétées, oublis fréquents, perte de flexibilité). L’objectif n’était pas de « profiler » les cerveaux mais d’adapter les conditions de travail.

  1. Comprendre et limiter les biais cognitifs [2]

Les neurosciences et la psychologie cognitive aident à expliquer pourquoi nos « jugements » intuitifs sont souvent biaisés : effet de halo, stéréotypes, excès de confiance… Ces biais influencent directement la façon dont nous recrutons, promouvons ou bien encore évaluons.

Pour les RH, cela justifie des pratiques plus structurées : entretiens standardisés, définition claire des critères d’évaluation, recours à des mises en situation plutôt qu’à l’impression générale.

📌 Exemple : un hôpital a revu son processus de recrutement de soignants en introduisant des entretiens structurés avec des grilles d’évaluation basées sur des compétences précises avec, à la clé, une meilleure équité entre candidats et des recrutements plus pertinents et qualitatifs.

  1. Optimiser l’apprentissage collaboratif

Les travaux sur la dimension sociale du cerveau montrent combien l’interaction, l’émotion et la coopération renforcent la mémorisation et la motivation. L’apprentissage en groupe n’est pas seulement plus engageant : il est aussi plus efficace sur le plan cognitif.

📌 Exemple : une entreprise industrielle a transformé ses formations sécurité en ateliers collaboratifs, intégrant jeux de rôle et retours d’expérience en petits groupes. Les évaluations post-formation ont montré une meilleure rétention des consignes que lors des anciennes sessions magistrales.

  1. Concevoir des environnements plus inclusifs

Les recherches sur la diversité cognitive (par exemple, les différences de traitement de l’information chez les personnes neurodivergentes) rappellent que nous n’apprenons pas tous de la même façon. Adapter les pratiques RH permet d’améliorer l’inclusion et la performance collective :

  • varier les modes de restitution (écrit, oral, visuel) ;
  • limiter le bruit cognitif dans les espaces de travail ;
  • proposer des pauses structurées dans les journées denses.

📌 Exemple : une entreprise du secteur numérique a introduit la possibilité pour ses salariés de choisir le format de restitution lors de formations internes (supports écrits, capsules vidéos, podcasts). Résultat : une hausse de la satisfaction des collaborateurs, notamment chez les profils neuro-atypiques.

Bref, les neurosciences sont utiles quand elles améliorent l’expérience d’apprentissage, aident à comprendre le stress ou éclairent nos biais. Mais elles doivent rester un complément des sciences sociales et de l’expérience terrain, jamais brandies comme une baguette magique.

🛑 Les limites et dérives : quand le « neuro » devient du business

Les apports sont réels, mais la tentation de tout expliquer par le cerveau ouvre la porte à des usages problématiques.

  1. Des tests séduisants mais scientifiquement fragiles

Le MBTI reste un exemple parlant : encore largement utilisé, il séduit parce qu’il donne une illusion de clarté et facilite les discussions d’équipe. Mais sa base scientifique est faible : fiabilité contestée, validité prédictive quasi nulle. 

On retrouve aujourd’hui ce travers dans certains tests dits « neuros » qui prétendent prédire la performance à partir de marqueurs cérébraux. Or, comme le rappelle Albert Moukheiber : « Ce n’est pas parce qu’une zone cérébrale s’active lorsqu’on accomplit une tâche que cette zone est la cause de cette tâche. La tentation de confondre corrélation et causalité est au cœur de la neuromania. »

  1. Du vernis scientifique au « neuro-bullshit » [3]

Le préfixe « neuro- » est devenu un argument marketing massif. Neuro-leadership, neuro-learning, neuro-recrutement… autant de promesses qui donnent l’illusion de rigueur scientifique mais reposent souvent sur du vent. Par exemple, parler de « recâbler son cerveau » pour développer sa créativité ou sa résilience est séduisant, mais scientifiquement vide : « […] une technique qui vous promet de rewire your brain (« recâbler votre cerveau »), ne signifie rien puisque TOUT rewire your brain, tout le temps »».

Comme le résume Moukheiber : « La neuromania appliquée au monde de l’entreprise obéit toujours au même principe : individualisation de problèmes collectifs sous couvert de formules ronflantes empruntant au vocabulaire des neurosciences ou de la psychologie. On peut citer par exemple : le changement de mindset, le développement de la pensée en arborescence, le changement de paradigme ou encore la PNL. Une fois de plus, des processus complexes se voient réduits à un concept simplificateur recouvert d’un vernis scientifique, mais sans réel fondement. »

Résultat : on déplace la responsabilité sur l’individu (« ton cerveau doit évoluer ») plutôt que d’interroger l’organisation, le management ou les conditions de travail.

  1. L’oubli de la complexité sociale

La tentation est grande d’expliquer des problèmes organisationnels par des causes neuronales individuelles. Manque d’engagement ? Problème de dopamine. Difficultés d’adaptation ? Défaut de « mindset ».

Ce réductionnisme évite de poser les vraies questions : culture managériale, organisation du travail, conditions matérielles. Comme le souligne Moukheiber : « Les neurosciences n’ont pas vocation à remplacer la psychologie, la sociologie ou l’économie. Elles éclairent certains mécanismes, mais elles ne peuvent prétendre à elles seules expliquer la complexité des comportements humains. »

  1. Le risque d’un usage discriminatoire des neuro-technologies

À mesure que la technologie avance, un risque éthique grandit : et si demain, des candidats étaient sélectionnés sur la base de marqueurs cérébraux observés via des tests ou imageries cela pourrait fermer l’accès au marché du travail à des profils atypiques — neurodivergents, personnes souffrant de troubles cognitifs, ou simplement candidats ne correspondant pas au « modèle cérébral » défini par l’outil. Le danger n’est pas hypothétique : certaines recherches explorent déjà cette voie. Pour les RH, la vigilance s’impose.

🛡️ Bonnes pratiques : comment tirer parti des neurosciences sans tomber dans la neuromania

Les neurosciences peuvent éclairer certaines pratiques RH. Mais pour éviter de basculer dans les dérives, quelques principes simples peuvent servir de boussole.

  • Exiger des preuves solides : Avant d’adopter un outil ou une méthode se revendiquant des neurosciences, demandez-vous : Quelles études le fondent ? Ont-elles été publiées dans une revue scientifique reconnue ? Les résultats ont-ils été reproduits ailleurs ? Privilégiez les pratiques validées par la recherche (espacement de l’apprentissage, gestion du stress) et méfiez-vous des promesses spectaculaires.
  • Croiser les disciplines :  Le cerveau ne dit pas tout de l’humain au travail. Complétez toujours les apports neuroscientifiques par la psychologie du travail, la sociologie, l’ergonomie. Exemple : un programme de formation qui se limite à la mémoire individuelle sera incomplet s’il n’intègre pas aussi les dynamiques de groupe et le contexte organisationnel.
  • Se méfier des simplifications abusives : Réduire la motivation à un circuit de dopamine ou le leadership à une zone du cortex frontal est tentant… mais faux. Dès qu’une explication semble « trop belle pour être vraie », c’est probablement le cas.
  • Prioriser l’éthique : Les neuro-technologies ouvrent des pistes mais posent aussi des risques de discrimination. Pour rappel – et heureusement – le droit français interdit de collecter des données de santé (y compris cérébrales) pour sélectionner un candidat.
  • Former les équipes à l’esprit critique : Les managers et RH sont souvent la cible de discours commerciaux enjolivés. Développer une culture de vigilance est un vrai levier à savoir questionner les promesses, distinguer science et storytelling et accepter les zones d’incertitude.
  • Utiliser les neurosciences comme complément, jamais comme seul fondement : Les neurosciences éclairent certains mécanismes (mémoire, attention, stress), mais elles sont un outil parmi d’autres, pas une solution miracle. La clé pour les RH, c’est de garder un équilibre : accueillir les apports utiles, refuser les dérives, et replacer toujours les pratiques dans le contexte humain et organisationnel.

Conclusion : science oui, magie non !

« Il ne s’agit pas de rejeter les neurosciences, mais de leur redonner leur juste place », écrit Albert Moukheiber. Et c’est bien le défi qui attend les RH.

Car si le cerveau nous aide à comprendre certains mécanismes, il n’explique pas pourquoi une organisation donne envie de s’engager, ni comment une culture managériale nourrit la coopération.

Le danger, c’est de croire que la solution est « dans nos neurones » plutôt que dans nos pratiques. 

Or, la vraie responsabilité RH n’est pas de promettre des cerveaux « recâblés », mais de créer les conditions d’un travail juste, inclusif et durable. En d’autres termes : moins de slogans « neuro », plus de pratiques RH solides.

Références

[1] Neuromania, Le vrai du faux sur votre cerveau d’Albert Moukheiber |Allary Editions

[2] Pourquoi se préoccuper des biais cognitifs en recrutement est plus qu’une lubie ?

[3] Quand le jargon tue la pensée : le vrai danger du bullshit

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À propos de l'auteur·e
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Fondatrice @ReThink RH, éditorialiste RH, host du podcast "Histoires de Recruteurs".