Retour vers le futur des RH

Arnaud D'Hoine
Retour vers le futur des RH

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Quand on essaye d’imaginer le futur, il y a plusieurs écoles.
Il y a la dystopie à la 1984, Handmaid’s Tale ou Farenheit 451, sombre, plombante, angoissante, que les actualités récentes et les tendances du moment rendent étrangement crédible.
On trouve le cyberpunk sauce Blade Runner et ses androïdes qui rêvent de moutons électriques, comme un écho aux questions morales et éthiques sur la robotique et l‘intelligence artificielle qui agitent la société. Et puis des bonbons colorés et fantaisistes comme Retour vers le Futur II, ses godasses autolaçantes [1], ses hoverboards et ses stars virtuellement ressuscitées pour faire du placement produit. Quelque part entre anticipation et science-fiction, le futur est un vivier inépuisable de fantasmes.
Le travail et son avenir le sont au moins tout autant. Et spéculer sur ce ça peut devenir inclut de facto de (re)penser la fonction Rh et l’Entreprise. C’est un projet ambitieux que de faire tenir tout ça en un article de 3 000 mots mais après tout c’est notre dernier rendez-vous alors ne reculons devant rien et posons la question : on en sera où en 2040 et au-delà ?
Il était une fois la vie des Rh, le dernier épisode, c’est parti !

S’il te plaît dessine-moi le travail !

Accélération, 88 miles par heure, paf ! Nous voilà en 2040.
Et ô surprise : tout est automatisé, ou presque. Qu’on se rassure, ce n’est pas le soulèvement des machines, mais la démocratisation de modèles d’intelligences artificielles faibles concentrées sur l’exécution d’une tâche spécifique, encore dépendantes d’une action humaine pour être alimentées en données d’apprentissage. Car malgré tous les efforts des chercheurs, l’IA forte [2] n’est pas encore là. 

Et si les IA génératives ont connu un essor dingue et une hype de plus en plus forte entre 2016 et 2025, le temps semble s’être ensuite dilaté à mesure que les utilisateurs se rendirent compte de la complexité de la transformation en cours.
Mais revenons à l’exploration de notre espace de travail, qui dans l’immense majorité des cas n’a plus de rien de physique. Les barrières logistiques, financières et technologiques sont tombées, le travail collaboratif à distance se fait dans l’immense majorité des cas dans des espaces virtuels où s’affiche sans cesse le message que « L’Humain est au centre des préoccupations ». Enfin, exception faite de quelques poches de métiers des secteurs primaire et secondaire difficilement praticables de manière 100% dématérialisée, mais avec moins de 7% de l’emploi dans l’Hexagone autant dire que c’est une quantité négligeable.

Et la fonction Rh dans tout ça ?
En 2035, la dernière formation en France dédiée à la gestion administrative du personnel, à l’assistanat Rh ou encore à la paie fermait ses portes, clôturant une tendance amorcée dès 2030 avec la digitalisation à 100% au sein de France Travail de l’accueil et de l’accompagnement des personnes en recherche d’opportunités. L’ensemble des processus Rh « à faible valeur ajoutée » confié à des algorithmes a permis de remettre au goût du jour un concept qui avait pourtant connu un premier flop à la fin des années 2010 : le self-service Rh pour les employés. Toutes les entreprises ou presque se sont dotées de bots conversationnels capables de répondre efficacement à 98,8% des demandes courantes des collaborateurs sur les congés, les primes, etc.
Il existe cependant encore des fonctions sur lesquelles les professionnel(le)s des Rh doivent intervenir régulièrement : le recrutement, la gestion des parcours professionnels, la qualité de vie et les conditions de travail. En tout cas en France et dans la plupart des pays européens qui ont signé le moratoire sur l’éthique et l’IA, afin notamment de préserver au maximum la santé mentale des travailleurs et en réponse aux dérives constatées notamment aux USA avec de nombreuses situations de discrimination algorithmique [3]. 

Cela étant, les IA prédictives faisant l’objet d’un contrôle humain renforcé ont su se montrer particulièrement efficaces sur l’anticipation des besoins en compétences, leur évaluation chez les candidats et leur développement chez les collaborateurs. La guerre des talents qui n’en finit plus de s’arrêter ayant été confié à des séries de 1 et de 0, les équipes Rh peuvent désormais se consacrer presque intégralement à des activités stratégiques d’accompagnement individuel et collectif, et pas simplement à un pilotage par les chiffres. Histoire de remettre du liant dans le rapport au travail de tout à chacun.

Et ça tombe bien car il va en falloir. Parce que si les outils ont rendu la tâche plus facile aux Rh, les évolutions structurelles liées à l’emploi constituent un sacré casse-tête. À commencer par le délitement du collectif. S’il n’y a pas de consensus chez les sociologues, force est de constater que les injonctions au freelancing et les croisades anti-salariat qu’on a vu fleurir dès les années 2020 ont fini par porter leurs fruits, bien aidées par l’assouplissement du code du travail à des fins de « compétitivité » d’après les pouvoirs publics. Fragmentation des parcours professionnels, précarisation puis émergence et démocratisation de statuts hybrides adossant le statut d’entrepreneur indépendant à la couverture santé des salariés, maintien des processus d’évaluation strictement individuelle, ultra personnalisation des services Rh, le mélange de bonnes intentions et de facteurs socio-économiques externes a désormais rendu la notion d’engagement extrêmement volatile, au grand dam des entreprises.

Les chercheurs tirent pourtant la sonnette d’alarme depuis plusieurs années : le technosolutionnisme n’apportera pas toutes les réponses, et 3 virages ont été extrêmement mal négociés entre 2025 et aujourd’hui. De vraies ambitions RSE traduites en objectifs, l’organisation du temps de travail avec d’un côté les partisans de la semaine de 3 jours et de l’autre ceux de la journée de 12h, et la révolution du néo management, conférant davantage d’autonomie. De ce point de vue-là en particulier, l’échec est flagrant, le fossé s’étant encore agrandi entre l’ex Gen Z désormais en poste depuis plusieurs années et son encadrement toujours enfermé dans des schémas mentaux dépassés.

Le « Future of work », vraiment ?

Ce petit exercice d’anticipation vous a plu ? Tant mieux ! Et encore, étant de nature prudente j’ai été soft. D’autant que j’ai derrière moi quelques heures de vol durant lesquelles j’ai pu constater à quel point certaines innovations prétendument révolutionnaires ont pu faire pschit sans changer le quotidien de la fonction Rh. Ou pire, constater que des outils censés libérer les équipes n’ont fait que générer davantage de reporting et de charge mentale.
Pour être honnête avec vous, je ne me suis pas trop cassé la tête et même un non Rh aurait pu écrire ces lignes. Mon scénario ne repose sur rien de concret, si ce n’est du feeling et la captation de l’air du temps présent. Si le scénario vous plaît ce n’est pas parce qu’il est crédible ou idéal, c’est parce qu’il génère avant tout une émotion chez vous qui me faites l’honneur de me lire. 

C’est l’un des écueils de ce qu’on désigne comme le « future of work ». Sans qu’il y ait nécessairement d’intention maligne derrière, il y a une forme de sensationnalisme prédictif, en témoigne l’usage de deux affirmations que vous avez probablement déjà croisées :

  • « 85% des emplois de 2030 n’existent pas encore » 
  • « Les compétences ont une durée de vie de 18 à 24 mois »

La première fait son petit effet mais est fausse [4], tout du moins légèrement détournée de son sens originel. On ne parle pas d’emploi « en général » mais d’emploi dans la tech. D’autre part, ce n’est pas un chiffre prouvé scientifiquement, mais une estimation avancée en 2017 par une aéropage d’experts dans une publication de Dell.
La seconde affirmation est là aussi une extrapolation spectaculaire reprise en masse [5] sans réel recul. Il ne s’agit pas de remettre en cause l’obsolescence des compétences diagnostiquée par Kaufman, mais de revenir à du factuel : est-il envisageable une seule seconde qu’aucune entreprise dans le monde ne soit mise en action pour s’adapter si ces prédictions nostradamiennes étaient 100% véridiques ?

Si je devais formuler une critique à l’égard de cette manière de penser le futur du travail, ce serait de se focaliser en grande partie sur l’essor technologique, quitte à balayer d’un revers de main l’état actuel des choses. Comme s’il n’y avait non pas une prise en compte des subtilités et de la complexité actuelles, mais un reset complet et l’entrée dans un nouveau monde qui viendrait juste effacer les problèmes. Pourtant s’il y a une chose que les Rh devront embrasser pleinement demain, c’est justement cette imbrication du travail avec des sujets aussi variés que l’aménagement du territoire, l’habitat, le climat, la santé. Non pas que le future of work n’alerte pas sur des sujets réels comme l’importance du développement des compétences, simplement il le fait avec en semblant se fonder sur des intentions et des vœux plutôt que sur une observation et une réflexion méthodologique qu’entretient par exemple le design fiction. Sans oublier une leçon héritée de John Maynard Keynes, qui prophétisait en 1930 et sous 100 ans un temps de travail réduit à 3h par jour grâce à l’essor technologique : il ne faut pas sous-estimer la capacité d’une économie à se dilater à l’infini et à créer de nouveaux besoins pour ensuite les satisfaire. Qui sait aujourd’hui combien de « bullshit jobs » pourraient voir le jour d’ici 2030, tels que les imaginait David Graeber ? Et puis entre nous, vous aimez l’idée que le futur soit inéluctable, vous ?

« Regarder l’avenir bouleverse le présent »

Penser le futur n’est pas une lubie, c’est une discipline à part entière nommée « prospective » qui part d’un constat relativement simple : le futur n’est pas écrit, il est à construire pour ne pas être à subir. La prospective est un travail collectif transdisciplinaire consistant à penser les futurs possibles à partir de l’observation des tendances lourdes et des signaux faibles, à choisir les scénarios les plus désirables et à envisager les chemins et les plans d’action y menant. « Plus on roule vite de nuit, plus il faut que les phares éclairent loin devant » [6] résume assez bien l’intérêt de la démarche, qui se veut structurée afin de faciliter la conduite et la prise de décision au quotidien sans ignorer le facteur « hasard ».

C’est à ce titre que la prospective prend tout son sens pour la fonction Rh et devrait impérativement être placée au cœur de son action dès maintenant. Parce que les Directions des Ressources Humaines sont naturellement aux premières loges des changements qui traversent les sociétés, des nouvelles aspirations individuelles et collectives, des évolutions économiques et de leurs conséquences sur le rapport à l’emploi et aux organisations : attentes sur la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises, détachement de l’unité de temps et de lieu qu’incarne le bureau, conditions de travail, perte de sens, raréfaction de certaines compétences, allongement de la durée du travail, coût de la vie, etc.  Et parce que l’histoire récente l’a montré, nous ne sommes pas à l’abri de chocs gigantesques ayant un effet accélérateur voire transformateur sur ces plans économiques, sociaux et technologiques et qu’il vaut mieux être prêt.
On a désormais la preuve que la fonction Rh sait se montrer à la hauteur en temps de crise majeure et en mode dégradé, laissant même entrevoir les contours d’un « monde d’après » qui tarde à se concrétiser autrement que par des actions essentiellement cosmétiques. Imaginez ce qu’elle serait capable de faire avec davantage de confort et moins d’urgence ?

Trop souvent encore, les métiers Rh sont contraints d’être les champions de l’adaptation plus que de la proactivité parce qu’on demande aux DRH de se concentrer sur les petits bobos et les ressources internes, au détriment de l’observation de ce qui se passe dehors et de l’animation d’une réflexion collective avec les acteurs du changement. Exiger des Rh de n’être que dans le temps court et l’immédiateté, c’est aller à l’encontre de la temporalité naturelle à moyen terme qui sied bien aux enjeux stratégiques de la gestion des compétences, de la diversité, de la gestion des âges … Des sujets globaux, transverses qui sont malheureusement encore trop souvent sacrifiés sur l’autel des urgences comme en témoigne la faible variabilité des tendances Rh depuis quasiment 10 ans !

Et si finalement, la plus grande révolution que pouvait espérer la fonction Rh, c’est de rentrer dans une boucle vertueuse dans laquelle on lui accorde du temps pour qu’elle monte en régime sur des sujets qui la légitiment, afin qu’on lui accorde davantage de temps, ce qui lui permettra de monter en régime sur des sujets qui la légitiment, afin qu’on lui acco… Bref, vous avez l’idée !

Pour conclure

La fonction Rh a déjà parcouru tellement de chemin que bien malin qui saura dire aujourd’hui où elle en sera dans 5 ou 10 ans. Peut-être au même endroit, mais avec un peu plus de paillettes et de prompts ChatGPT ? Peut-être beaucoup plus loin ? Peut-être se sera-t-elle transformée, diluée, déportée vers de nouvelles fonctions ? Une chose semble toutefois plus certaines que les autres : le futur peut être ce qu’on en fait. Et si vous avez lu les articles de cette série, vous avez compris que la fonction Rh est essentielle, stratégique, opérationnelle, pas toujours valorisée comme elle devrait l’être, perfectible, pas toujours au rendez-vous non plus, ambiguë, partagée, déchirée parfois … Et je vous en remercie.

Et une autre chose est sûre.
Voici les 14 derniers mots de cet article et de cette collab. 
À bientôt.

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NOTES & INFOS

[1] A vot’ bon cœur, Noël approche et Nike a « vraiment » sorti les Air Mag du film et c’est trouvable sur StockX autour de 30K€ 

[2] Une forme théorique d’IA reproduisant à l’identique les fonctions humaines, jusqu’au développement d’une conscience propre. Au moment de la rédaction de cet article, une telle IA n’existe pas. 

[3] Lire le fantastique « Weapon of Math Destruction » de Cathy O’Neil ou regarder « Coded Bias » sur Netflix pour avoir une idée de ce que c’est…

[4] Et pourtant cela a été repris en 2024 dans un article de France Travail

[5] Par moi le premier, shame…

[6] Phrase attribuée à Gaston Berger, père de la prospective.

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À propos de l'auteur·e
Arnaud D'Hoine
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Spécialiste de la Stratégie Employeur @IVIPI