Une fois n’est pas coutume, j’aimerais vous parler de mon autre quotidien, celui de prof (1).
Il y a quelques semaines, je racontais à l’un de mes groupes d’étudiant·es en RH mes premiers pas dans le monde merveilleux du recrutement dans le département d’Executive Search d’un cabinet anglo-saxon.
Pour vous situer le contexte, nous venions de survivre à l’apocalypse selon Paco Rabanne ainsi qu’au bug de l’an 2000, la bulle technologique était en train de péter et la France allait définitivement tomber amoureuse de David Trezeguet quelques jours plus tard à la 103ème minute.
De mon côté, je faisais les trucs de junior dans un cabinet de recrutement : j’ouvrais des enveloppes contenant des CV envoyés par voie postale, je me faisais mes p’tites sessions d’ad chase (2) dans des journaux papier, j’allais faire mes courses de la semaine après avoir lancé une requête dans la base de données candidats, je me faisais ligoter sur ma chaise en plein call par mes facétieux collègues avec le fil XXL de mon téléphone fixe, et je demandais à peu près 11 fois par semaine comment marchait ce %@#! de fax afin d’envoyer les candidatures aux clients.
Je cherchais les entreprises à prospecter au gré des pages tournées du Kompass. Et quand j’étais sage j’allais en rendez-vous avec mon boss. On se déplaçait parfois loin, très loin, genre de l’autre côté de Paris en se disant que ahlalala ce serait bien si un jour on pouvait voir les gens sans avoir à se coltiner 3 heures de bouchons sur le périph’.
Si comme mes étudiant·es vous avez majoritairement bien moins de 30 ans, vous êtes peut-être en train de vous gratter la tête en vous demandant ce que je raconte. Et vous avez raison : je suis un jeune et fringant dinosaure qui a connu les jeux vidéo avant la 3D, les lettres de motivation manuscrites, les modems 56K et leur symphonie si discrète , les connexions internet à la minute, les textos en 4 lignes, un groupe de rap celte habillé en Helly Hansen récompensé du prix du « meilleur album rap ou groove de l’année » et j’en passe.
Point de nostalgie (3), mais un simple constat d’une évidence confondante : le monde évolue. Inéluctablement. Et avec lui les entreprises.
Et s’il y a bien une fonction concernée par cela, c’est la fonction RH.
Ce n’est peut-être pas encore une évidence pour vous mais ça va le devenir.
Il était une fois la vie des RH, épisode 4, c’est parti !
1 - Le changement c’est… tout le temps
Il paraît qu’une mer calme n’a jamais fait un bon marin. De fait, l’une des crises les plus marquantes et les plus récentes - la crise sanitaire - a eu un impact considérable sur la fonction RH (4) : 74% des DRH estiment que la fonction est devenue plus stratégique alors qu’une analyse plus globale fait la preuve une fois de plus de la grande résilience des Directions des Ressources Humaines.
Mais faut-il vraiment attendre un choc pour se souvenir de tout le travail accompli au quotidien par ces équipes ? Une entreprise dans laquelle tout roule condamne-t-elle la fonction à l’anonymat et l’invisibilité ?
Non, car c’est méconnaître deux choses.
La première, que la conduite du changement est indissociable de la fonction RH. Et l’un des premiers à le dire clairement est Dave Ulrich en 1995 avec sa matrice.
Quelle lecture en faire ?
- Le partenaire stratégique a pour mission d’accompagner le développement et la croissance des équipes. En se positionnant en conseil de la Direction, la fonction RH analyse les systèmes et les processus en hauteur et se montre force de proposition sur les grandes orientations politiques au service de la stratégie : recrutement, formation, rémunération, etc.
- L’expert administratif se décline de manière plus opérationnelle, à travers la construction d’une infrastructure et d’une organisation efficaces destinées à rationaliser les coûts au quotidien.
- Le champion des salariés est celui qui à travers sa disponibilité, son écoute et la valorisation des équipes va engendrer de la création de valeur en améliorant l’affiliation.
- L’agent du changement se pose continuellement la question de ce qui peut être amélioré tant sur le plan individuel que collectif pour transformer l’organisation, sa culture et son mode de fonctionnement afin de la faire correspondre à la stratégie. Mais le rôle ne s’arrête pas là : la RH est également « agent de liaison » avec le management de proximité afin de piloter et faciliter le changement.
Cette matrice a évolué, la position de leader étant notamment venue s’ajouter aux 4 rôles fondamentaux.
De manière plus générale, le rôle d’expert administratif a changé pour se transformer en expert fonctionnel : il ne s’agit plus uniquement de viser la performance, l’efficacité ou l’efficience de la fonction mais de réfléchir selon le principe d’amélioration continue.
Le changement n’est plus une option, il est souhaité, recherché, permanent. Mais c’est surtout le rapprochement entre les rôles de partenaire stratégique et d’agent du changement qui est notable. Et ce mouvement s’explique par la méconnaissance du second point : Le monde évolue de plus en plus rapidement et l’entreprise ne peut pas y échapper.
Apôtres du « mais euuuh on a toujours fait comme ça », les lignes qui suivent vous sont particulièrement dédiées. Mauvaise nouvelle : on ne peut pas figer une organisation dans le temps ou dans son environnement.
J’ai déjà abordé le sujet en faisant la différence entre les notions de R.O.I et de R.O.N.I, mais prendre des décisions en considérant que « toute chose est égale par ailleurs » est une erreur puisque tout ce qui se passe dans et en dehors d’une organisation est loin d’être linéaire et prévisible.
Donner une orientation - et décider de ne rien faire en est une - en étant convaincu d’une stabilité qui n’existe pas, c’est prendre le risque de rater deux choses.
- D’une part les évolutions techniques et leurs impacts sur les métiers de l’entreprise et in fine sa performance.
- D’autre part et beaucoup plus largement, les évolutions culturelles caractérisées par un nouveau rapport au travail et de nouvelles attentes qui ont une traduction extrêmement opérationnelle. Sans parler d’une sensibilité accrue à de nouvelles thématiques à intégrer dans les personas candidats et collaborateurs comme par exemple la RSE (5).
De par son omniprésence à tous les étages et dans les moindres recoins d’une organisation, qui mieux que la fonction RH peut être l’artisan du changement continu ? Qui semble plus à même de gérer à la fois les crises de croissance d’une entreprise qui se comporte parfois comme un ado turbulent et l’intégration de l’imprévisibilité du monde extérieur ?
2 - La fonction RH, la plus qualifiée
Ne cherchez pas beaucoup plus loin, Ressources Humaines égal changement. Point. Ça nous connaît puisqu’il s’agit très probablement et sans l’ombre d’un doute de la fonction support s’étant le plus transformé ces 20 dernières années. Les Pokemon à côté, c’est de la gnognote.
Plus sérieusement, c’est dans la nature même des missions qu’on va trouver les raisons d’une prédisposition particulière des équipes People à accompagner les transformations.
Je le redis, un des enjeux des ressources humaines est d’importer et d’adapter dans l’entreprise l’ensemble des modifications sociétales, afin que cette dernière soit à la hauteur des enjeux que nous vivons : démographie et pyramide des âges, crise environnementale, place du travail, contribution sociale, etc.
La fonction RH, en tant que point de jonction entre l’interne et l’externe et véritable baromètre tendanciel, a un rôle clé de facilitateur des transformations organisationnelles.
Tout l’enjeu de la fonction RH est d’administrer aujourd’hui et de préparer demain, ce qui consiste parfois à regarder à droite et à gauche en même temps avec une seule paire d’yeux. Et ce n’est pas juste dans une quête de légitimité ou une envie de se faire mousser : il est question de croissance, de pérennité, de performance d’une entreprise à travers quelque chose d’aussi évident que l’évolution des compétences.
Vous pensiez que l’obsolescence ne concernait que votre lave-vaisselle ou votre télé 8K Ultra HD ? Cela touche aussi les compétences (6) dont la durée de vie moyenne est passée de 30 ans à 24 mois grand max en un peu moins de 2 générations.
C’est pas de moi, c’est l’OCDE qui le dit.
Il est question d’obsolescence physique, quand l’état de santé ne permet plus de réaliser son travail, d’obsolescence économique en lien avec l’émergence de nouveaux outils qui démodent ou rendent caduques des compétences antérieures, d’obsolescence perspectiviste avec l’évolution des croyances sur le travail, et enfin mon chouchou, l’oubli organisationnel. Oui, une compétence est un actif immatériel qui s’érode et disparaît lorsqu’il n’est pas valorisé par l’entreprise.
La fonction RH a une double casquette là-dedans.
- La première, évidente, est d’anticiper les besoins en compétences de l’organisation et de faire matcher cela avec les aspirations des équipes.
- La seconde est d’accompagner les employés dans l’adoption des nouveautés et des évolutions imposées par l’externe.
Nous vivons une de ces périodes charnières à l’heure actuelle avec la démocratisation des IA, par exemple. Charge aux équipes RH de rassurer sur les perspectives (« mon emploi est-il menacé ? »), de faciliter les transitions, de garantir le maintien d’un certain niveau de performance durant ce temps-là…
En résumé, la RH a la responsabilité de conduire le changement organisationnel.
Si le changement le plus spectaculaire est collectif, il se niche quotidiennement dans les relations individuelles de travail et donc au cœur de la fonction RH et des interactions avec les salarié·es.
On pourrait même dire en forçant un peu le trait que la fonction RH se résume à gérer les changements du quotidien.
Prenons au hasard… la rémunération.
Béni·es sont celles et ceux qui n’ont jamais vécu les suites des campagnes annuelles d’augmentation et revalorisation, avec le défilé et / ou les mails des demandes de clarification, d’explication, les accusations d’iniquité, les insatisfactions, les comparaisons « j’comprends pas Jean-Michel il a eu 7% alors que moi 3, c’est pô juste j’vais l’dire au CSE. »
Et le recrutement ? Ne serait-il pas au fond que pilotage du changement ? Après tout, il s’agit de faire rentrer un·e inconnu·e dans une organisation qui tourne plus ou moins bien, avec un taux de prédictibilité loin des 100% et la possibilité de faire bouger la culture d’entreprise ? Et les demandes de mobilité ? Et la formation ? Et le contentieux ?
Est-il besoin d’enfoncer le clou en rappelant qu’en plus de ces tâches habituelles, les équipes RH ont un rôle fondamental dans la promotion des valeurs et de la mission de l’entreprise durant toutes ces transitions, individuelles comme collectives ? Qu’en ayant les mains dans le chantier de la culture d’entreprise (rappelez-vous, la fonction RH est stratégique), elles doivent profiter de chaque période de changement pour renforcer / modifier / réécrire ladite culture ?
Et si le 1er RH de l’entreprise demeure le manager de proximité, les équipes people qui reviennent sur le terrain au contact des collaborateurs et collaboratrices ont la possibilité de capter des signaux faibles qui ont échappé à tout le monde. En étant le point de jonction entre toutes les fonctions d’une organisation, la DRH est bien la mieux placée pour être l’architecte de la tranquillité et de l’équilibre. Ou la plus exposée ?
3 - Un combat ordinaire contre l’immobilisme.
Changer oui, mais proprement. Sans heurts. Sans bruit. Sans casse. Faut que ce soit mieux, différent, mais comme avant. Same but different.
Parce qu’on a beau dire que le changement est inéluctable, qu’on sait faire, voire qu’on en redemande (7), au fond le changement fait peur.
Et si la RH est un agent du changement, elle peut rapidement devenir un agent du chaos aux yeux d’un CODIR.
Porte ouverte enfoncée n°1854 : les RH travaillent certes de plus en plus sur de la data mais fondamentalement, historiquement, naturellement avec … l’humain ! Et question matière première hautement inflammable, volatile, erratique, qui réduit le taux de prédictibilité, induit des jeux d’acteur et incapable de prendre une décision 100% rationnelle, ça se pose là.
Un projet de changement provoque de manière assez systématique une réaction : l’homéostasie. Issue de la biologie et définie comme « l’ensemble des processus organiques qui agissent pour maintenir l’état stationnaire de l’organisme, dans sa morphologie et dans ses conditions intérieures, en dépit de perturbations extérieures », cette idée se résume grossièrement sous le terme de conservatisme.
À chaque mouvement appliqué avec une force donnée pour aller dans une direction, on opposera une poussée inverse de force équivalente afin de rester là où on est.
Et on a beau avoir lu et connaître par coeur l’histoire des pingouins de John Kotter, cherché du fromage dans un labyrinthe, appris à prendre plaisir à changer avec Kourilsky (8), l’aversion à la perte, la peur de l’inconnu et de l’incertitude, le biais de négativité et la mauvaise foi ont tôt fait de ruiner les efforts. Charge aux équipes RH de faire ce qu’il faut pour que la sécurité mentale et psychologique, la gestion de l’impact émotionnel, soit l’objectif et la ligne directrice de tout changement.
La communication, la transparence, la pédagogie, la contextualisation sont des clés. Mais ça ne suffit pas toujours à s’affranchir de la peur du conflit qui paralyse les processus décisionnels et annihile les velléités de changement. Et c’est précisément là qu’il convient de sortir la carte Mary Parker Follett, Prophète du Management en mode attaque !
Si vous ne la connaissez pas, pas de panique, vous êtes sans le savoir acteur involontaire d’une des plus grandes injustices de l’histoire de la pensée managériale. Parce que si on nous bassine depuis des éons avec la sainte trinité Fayol-Taylor-Ford, la majeure partie d’entre nous est passée à côté d’une pensée d’une modernité folle sur le leadership et le conflit.
Drucker et Mintzberg, pourtant pas les derniers en matière de réflexion sur le management, la réhabilitent tardivement. « La plus perspicace des pionniers du management » pour l’un, quand l’autre s’interroge : « Imaginez, si nous avions passé la plus grande partie du siècle à suivre les enseignements de Follett au lieu de ceux de Fayol ! »
Revenons quelque peu en arrière, jusqu’aux années 60 l’héritage du trio F.T.F est encore dominant. Le conflit en entreprise est un dysfonctionnement, un caillou dans la chaussure de la conception et la structuration d’organisations efficaces.
Le corps dirigeant s’imagine du haut de son asymétrie d’information qu’il suffit d’expliquer, que la négociation n’a aucune vertu puisqu’il est persuadé d’avoir raison et que si les autres ne sont pas d’accord, c’est qu’ils n’ont rien compris.
S’ils avaient lu Mary Parker Follett, ces braves dirigeants et managers auraient compris qu’il n’est pas question de domination et que la tentation d’éviter ou d’étouffer le conflit dans l'œuf présente un risque pour la place de la diversité.
Le conflit n’est ni bon ni mauvais, il est la manifestation d’une différence, l’expression de la diversité, une occasion de progresser pour toutes les parties prenantes.
Folett écarte la domination de la résolution des différends, trop simple, trop brutale. Elle s’intéresse au compromis, une solution intermédiaire moyennement satisfaisante en ce qu’elle ne fait que repousser à plus tard la résolution d’un désaccord au prix de concessions mutuelles temporaires.
C’est l’approche la plus répandue en entreprise mais pas la plus satisfaisante puisqu’elle n’améliore pas le lien social, elle s’arrange avec ce qui existe déjà. Elle retient une 3ème voie difficile car elle demande à la fois d’inventer des solutions qui n’existent pas tout en faisant preuve de raison : l’intégration.
L’idée directrice est de passer d’un « pouvoir sur » à un « pouvoir avec » et de faire du conflit non pas un agent de dépossession ou de perte d’autonomie mais d’amélioration. Ça ne marche évidemment pas à tous les coups, et l’intégration n’est pas utilisable dans toutes les situations. Mais ça vaut le coup d’essayer, et c’est aux RH de le faire dans toutes les situations évoquées précédemment.
LE MOT DE LA FIN
Le silence est la récompense des équipes RH qui font bien leur travail.
Cette punchline d’une amie DRH illustre bien l’enjeu d’une fonction qui est au cœur de tous les changements de l’entreprise, les petits, les grands, les choisis, les subis, les débiles, les pertinents, les individuels et les collectifs, et qui a pour mission de les rendre aussi, qui doit prendre en compte et gérer les impacts émotionnels, psychologiques et organisationnels du changement, et qui doit le faire avec le sourire.
Je ne vais pas recycler le parallèle entre la fonction RH et le groupe de musique qui ambiance un restaurant et dont tout le monde ou presque se cogne, vous avez l’idée : c’est ce qu’on ne voit pas de la RH qui est le plus indispensable et qui fait que l’entreprise vit et affronte ses petits bobos avec résilience. Et qui l’autorise parfois à outrepasser ses fonctions régaliennes pour aller booster l’organisme à grands coups de RSE, de diversité, d’inclusion.
Mais ça, c’est pour une prochaine fois !
NOTES & ANNEXES
(1) Je récuse totalement cette appellation. « Intervenant », « formateur » à la limite. Mais ça fait plaisir à ma maman, elle-même ex-enseignante, et puis c’est plus facile pour elle d’expliquer à ses ami·es ce concept-là que mon boulot d’audit et de conseil RH sur la marque employeur et l’EVP !
(2) Ce qu’on appellerait aujourd’hui du scraping d’offres d’emploi, ou du placement actif.
(3) Mais qu’est-ce je donnerais pour redécouvrir Final Fantasy 7 pour la 1ère fois !
(4) Etude Cegos 2021 - Impacts de la crise sanitaire sur les RH
(5) 30% des jeunes candidat·es jugent le critère RSE essentiel dans le choix d’un poste. « Être en phase avec ses valeurs » arrive en 3ème position des critères primordiaux de choix. Source : 3ème édition du baromètre BCG / CGE/ IPSOS
(6) Josh Kaufman, 1974
(7) Ce qui semble faux pour la France si on prend les dimensions culturelles de Hofstede, avec une aversion au risque et un indice de distance hiérarchique élevé
(8) Alerte sur la Banquise, John Kotter / Qui a piqué mon fromage, Spencer Johnson / Du désir au plaisir de changer, Françoise Kourilsky