Quand le bonheur en entreprise devient « tendance »

Marie-Sophie Zambeaux
Quand le bonheur en entreprise devient « tendance »

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« Le spleen n'est plus à la mode, c'est pas compliqué d'être heureux …
C'est simple, sois juste heureux, si tu le voulais, tu le serais »
Angèle.

Le bonheur est partout ces dernières années ; littéralement partout. Il a envahi les médias,  règne en maître absolu sur les réseaux sociaux, prolifère dans les rayons et devantures des librairies jusqu’à gagner progressivement les discours managériaux. Il s’est, progressivement, immiscé dans toutes les sphères de notre vie aussi bien privée que professionnelle

Car oui, au travail aussi, il s’agit d’être heureux, heureux coûte que coûte !  C’est un « véritable raz-de-marée de bonheur » que nous pouvons constater au sein des organisations de plus en plus promptes à se creuser les méninges et à déployer des techniques pour assurer le bonheur de leurs collaborateurs. On a ainsi vu fleurir, il y a quelques années, des chief happiness officers ou « responsables en chef du bonheur »  - rien de moins que cela ! - au sein de certaines grandes entreprises.

C’est tout particulièrement, cette notion de bonheur au sein des entreprises et plus précisément cette « injonction au bonheur » que je vous propose de disséquer aujourd’hui en m’appuyant sur un des ouvrages incontournables en la matière publié en 2018 à savoir « Happycratie : Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies » de Eva Illouz et Edgar Cabanas[1]. C’est un des premiers livres à avoir fustigé avec autant de pertinence cette nouvelle tendance du bonheur au sein des organisations.

Pour ce faire, je vous propose de débuter en définissant le concept d’injonction au bonheur, puis de nous arrêter quelques instants sur la terminologie même pour enfin passer en revue ses effets éminemment néfastes sur les collaborateurs mais aussi sur l’organisation. C’est parti !

Définition et origines de l’injonction au Bonheur

Tout d’abord, qu’est-ce que c’est l’injonction au bonheur ?!?  Elle peut être définie comme une pression sociale et/ou organisationnelle incitant les individus à être heureux en permanence. Je vous l’accorde bien volontiers, ce phénomène n’est pas nouveau ! Il a cependant pris une ampleur particulière ces dernières années et tout particulièrement dans le monde du travail.

Comme l’écrit Pascal Bruckner « un nouveau stupéfiant collectif envahit les sociétés occidentales : le culte du bonheur. Soyez heureux ! Terrible commandement auquel il est d’autant plus difficile de se soustraire qu’il prétend faire notre bien » . [2].

Parmi les facteurs ayant contribué au développement et au foisonnement de cette injonction, on retrouve tout en haut de la liste, comme nous l’explique Eva Illouz, l’essor de la psychologie positive fin des années 1990 sous l’impulsion de Martin Seligman. C’est lui qui, en tant que nouveau président de l'American Psychological Association, a tenu en 1998 le discours fondateur de la psychologie positive [3]. Lors de ce discours, il a critiqué la psychologie « traditionnelle » trop focalisée sur les maladies mentales et les troubles du comportement et négligeant ainsi les aspects positifs de la vie humaine comme le bonheur, la créativité et la résilience.

« It's my belief that since the end of World War II, psychology has moved too far away from its original roots, which were to make the lives of all people more fulfilling and productive, and too much toward the important, but not all-important, area of curing mental illness.”

"Je crois que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la psychologie s'est trop éloignée de ses racines initiales, qui étaient de rendre la vie de toutes les personnes plus épanouissante et productive, et s'est trop orientée vers le domaine important, mais non essentiel, de guérison des maladies mentales."

Il a donc présenté et développé sa vision d'une nouvelle psychologie, la psychologie positive, se focalisant cette fois-ci sur les forces et les vertus qui permettent aux individus et aux communautés de prospérer. Au lieu de s’intéresser aux pathologies, elle s'intéresse à ce qui rend la vie digne d'être vécue et aux moyens de cultiver le bonheur et le bien-être.

Peut-être qu’à la lecture de cela, certains d’entre-vous ne verront pas vraiment où est le problème. A priori qui peut être opposé à la promotion du Bonheur au sein de la société et des organisations ? Qui donc peut être contre le fait d’encourager les individus et les collaborateurs à être heureux et à se focaliser sur le positif ? 

C’est là que réside tout le génie de cette tendance a priori sympathique et inoffensive mais qui se révèle, quand on y réfléchit bien, toxique, délétère et profondément culpabilisante. Mais avant d’aborder en détails les effets néfastes de l’injonction au bonheur, penchons-nous quelques instants sur la terminologie même employée.

« Bonheur » non mais allo quoi ?!?

Le premier problème que j’ai avec l’injonction au bonheur est l’utilisation même du terme « bonheur ». Dans le contexte de l’entreprise et du monde du travail, ce mot me dérange profondément. Certains diront que je « chipote » et que la terminologie est anecdotique. Je ne suis pas d’accord. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » écrivait Camus dans Le Mythe de Sisyphe.

Le choix des mots est crucial car il permet de donner du sens au monde. Mal nommer les choses c’est les dénaturer et les empêcher de nous éclairer sur la réalité. C’est se voiler la face et refuser de voir le monde tel qu’il est. Aussi le choix du mot « bonheur » n’est pas du tout anecdotique. Il est même très loin d’être innocent.

Il est, selon moi, totalement inapproprié et décalé au sein d’une entreprise. Le bonheur est une notion profondément subjective variant d'une personne à l'autre. Ce qui rend une personne heureuse ne rendra pas heureuse une autre personne. Les expériences du bonheur sont, de plus, fugaces et dépendent de facteurs externes, ce qui rend difficile de le mesurer et de l'atteindre de manière durable.

Le « bonheur » est, en outre, une affaire strictement privée et ne doit pas être « géré » par l’entreprise, par un manager ou par un quelconque Chief Happiness Officer. (Petite digression au passage, heureusement, cette fonction semble être passée de mode.)

Les injonctions au bonheur constituent donc une véritable intrusion dans la vie privée des collaborateurs. La sociologue du travail et directrice de recherche au CNRS Danièle Linhart partage cette même inquiétude et met en garde contre les éventuelles dérives en faisant un parallèle avec Ford : « Ça me rappelle Ford dans les années 1920-30 qui envoyait chez ses ouvriers un corps d'inspecteurs pour vérifier que madame tenait bien son logement et nourrissait bien son mari en lui soumettant des menus-types pour maximiser leur productivité. Il y a aujourd'hui de la part de certaines entreprises un tel degré d'intrusion dans la vie privée des salariés que ça en devient inquiétant. S'arroger la responsabilité du bonheur au travail des salariés, c'est une appropriation quasi jupitérienne de la gestion des ressources humaines. » [4]

Bref, vous l’aurez compris, je ne suis pas très à l’aise avec l’emploi même du terme bonheur qui me semble totalement inapproprié. Prétendre agir sur le bonheur de ses collaborateurs n’est pas sérieux, pas crédible et pas forcément souhaitable d’ailleurs. Cela me semble, de plus, extrêmement présomptueux. 

Le bonheur ne se décrète pas. Il ne s'agit pas d'un bouton sur lequel on décide d’appuyer ou non pour l’allumer ou pour l’éteindre. Ce n’est pas le produit d’une « recette toute faite » mais le fruit d’une alchimie inexplicable. Notion abstraite, instable et fortement individuelle par excellence, le bonheur est un sentiment complexe qui dépend de nombreux facteurs individuels et collectifs. C’est d’ailleurs ce qui en fait tout le charme.

Je suis donc d’avis de bannir l’usage de ce terme dans le monde du travail et de le remplacer par celui de « mieux-être » utilisé au Québec, plus nuancé et adapté à ce contexte, voire de bien-être plus répandu en France.

Une arnaque intellectuelle

Bien souvent cette pseudo-volonté des organisations de favoriser le bonheur de leurs collaborateurs se résume à de la pure arnaque intellectuelle. Je m’explique.

Au lieu de s’attaquer aux réels problèmes, cette volonté autoproclamée de n’avoir que des collaborateurs heureux se traduit uniquement par des discours culpabilisants (nous y reviendrons), des gadgets cosmétiques et des pratiques managériales infantilisantes. 

J’ai notamment en tête les séminaires de motivation et team building farfelus, les ateliers de méditation, les cours de yoga en passant par les activités d'escalade, les murs végétaux, les corbeilles de fruits et/ou de bonbons, les smoothies, les coachs de gestion d’emploi du temps, les toboggans et les fameux baby-foots dans les bureaux. Ces pratiques sont infantilisantes dans la mesure où - ignorant complètement la complexité des émotions humaines et faisant fi des réalités du monde du travail - elles traitent les collaborateurs comme des enfants qu'il faudrait divertir et motiver artificiellement.

Ces artifices et gadgets sont ainsi purement d’ordre cosmétique. En grattant un tout petit peu, on s’aperçoit, assez rapidement, qu’il ne s’agit que d’un cautère sur une jambe de bois et qu’aucune démarche sincère et d’envergure n’a été véritablement mise en œuvre pour améliorer la qualité de vie et les conditions de travail des collaborateurs. C’est juste du « greatwashing »  à savoir une utilisation trompeuse de techniques de marketing pour donner l'impression qu'une entreprise se soucie du bien-être de ses employés, alors que ce n'est pas le cas. [5].

Cette injonction au bonheur est, de plus, majoritairement instrumentalisée par les organisations dans le but d’accroître la performance et la docilité de leurs salariés.

Gilles Finchelstein, dans son livre La tyrannie du bonheur, dénonce « l'exploitation du bonheur » par les organisations qui « veulent des individus heureux, dociles et performants. » 

Sous une légèreté apparente, Karim Duval, fin observateur des pratiques du monde du travail, ne dit pas autre chose dans son sketch Chief Happiness Dictator : « Un collaborateur heureux est un collaborateur en ligne avec nos valeurs et notre stratégie. Un collaborateur… qui collabore ». [6]

Une tyrannie douce qui ne dit pas son nom !

Utilisation inappropriée du terme bonheur, instrumentalisation, infantilisation, arnaque intellectuelle, les mots employés sont forts, j’en conviens, mais ils dépeignent les excès ainsi que les limites de la survalorisation du bonheur au travail. 

Cela rejoint parfaitement les propos de Julia de Funes et Nicolas Bouzou dans La comédie (in)humaine [7], ouvrage dans lequel ils dénoncent avec force la tyrannie des injonctions au bonheur en entreprise et ses effets délétères. Ce terme tyrannie me semble fort à propos ! L’injonction au bonheur permanente et la bonheurisation du monde du travail est, en effet, une douce tyrannie qui ne dit pas son nom et avance masquée.

Je lui reproche 5 principaux effets néfastes et toxiques :

  1. 🪫Pression psychologique : Devenu une norme contraignante, le bonheur au travail s’est mué en un objectif à atteindre à tout prix. Cette injonction, omniprésente et relayée par les discours des dirigeants, des coachs en développement personnel et des médias, crée un climat de pression et de stress permanent pour les salariés invités à « se conformer » à cette norme.

    Les collaborateurs ont ainsi sans cesse peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas être assez  « positifs », de ne pas faire assez d’efforts pour être heureux … bref, de ne pas répondre aux attentes de leur entreprise. Une nouvelle pathologie a d’ailleurs vu le jour : l’happycondrie soit l’angoisse de n’être jamais assez heureux !

    Cette injonction au bonheur et à « se conformer » en permanence provoque inéluctablement de nombreux maux tant physiques que psychiques car façonner son être « pour répondre aux exigences idéalisées de la réussite et du bonheur s’inscrit de facto comme une quête incessante, illusoire et inatteignable ». [8] Et je rajouterais épuisante, immanquablement épuisante !Autre problème généré, les collaborateurs, se sentant obligés de se montrer heureux en permanence même lorsqu’ils ne le sont pas, se mettent à nier leurs émotions négatives avec les « dégâts » qui en découlent.
  1. ❌ Négation des émotions négatives : Assez logiquement, cette bonheurisation du monde du travail s’accompagne d’un profond déni des émotions négatives. Pour être heureux ou devrais-je plutôt dire pour « paraître heureux » les collaborateurs sont fortement invités à avoir la courtoise (et la décence) de bien vouloir mettre sous le tapis leurs émotions négatives et taire leur tristesse, leur colère ou bien encore leur frustration. Sophie Le Garrec le décrit extrêmement bien dans son dernier ouvrage [8] : 

    « Malgré des conditions de travail souvent pénibles et usantes, il s’agit de sourire, de s’amuser et de s’enthousiasmer de manière ostensible, afin de projeter sur l’écran de notre Être-au-travail notre capacité à nous adapter. » 

    L'injonction au bonheur au travail et le formatage qui en découle conduisent bon nombre de collaborateurs à nier et passer sous silence leurs émotions négatives. Il faut dire que les salariés qui expriment leur mal-être au travail risquent d'être stigmatisés ou considérés comme des esprits négatifs et chagrins voire des « problèmes ». Or, de nos jours, les entreprises semblent privilégier la  « liquidation » des salariés qui posent des problèmes plutôt que des problèmes soulevés par les salariés.

    La psychologie positive et l’injonction au bonheur ont réussi « le tour de force de faire passer une […] attitude sceptique, jusqu’alors synonyme d’esprit critique, pour de la pure négativité rétrograde […]. » [1] Les émotions négatives sont fortement délégitimées.

    En outre, il est dorénavant mal vu de ne pas être heureux en permanence et de ne pas tenir un discours ultra positif en toute occasion. « Ne pas y arriver ou ne pas réussir à tenir ce paraître émotionnel sur la durée devient […] une non compétence, un stigmate de faillibilité personnelle » [8]
  1. 🫵 Culpabilisation des salariés : Un « stigmate de faillibilité personnelle », l’expression est forte mais traduit à merveille une réalité vécue par de nombreux collaborateurs qui culpabilisent de ne pas réussir à être heureux et positifs en toutes circonstances.

    Il faut dire que le message qui leur est adressé est on ne peut plus clair : il faut être heureux au travail, et si vous ne l'êtes pas, c'est de votre faute et de votre seule faute !

    « L’injonction au bonheur s’accompagne de l’idée selon laquelle nous sommes tous capables de bonheur, si seulement nous savons activer de la positivité. Cela crée une nouvelle forme de responsabilisation des individus, qui sont désormais coupables de se sentir heureux ou malheureux » écrit Eva Illouz. C’est quand même le comble !

    Ainsi les collaborateurs qui n’affichent pas en permanence une positivité à toute épreuve sont jugés coupables de ne pas être heureux et d’autant plus que l’organisation mettrait soi-disant tout en œuvre pour leur bien. Dans ce nouvel ordre moral, le « malheur n’est plus seulement le malheur, mais l’échec du bonheur, c’est-à-dire l’échec du salarié » [8]

    Autant vous dire que cette culpabilisation et pression constantes et ce déni des émotions négatives peuvent générer une grande souffrance psychologique chez les salariés et peut les mener à l'anxiété, à la dépression, au burn-out et à d'autres troubles psychologiques. 
  1. 😇 Déresponsabilisation des entreprises : Autre effet néfaste de cette injonction au bonheur, la déresponsabilisation des organisations comme cela est apparu en filigrane jusqu’à présent. En effet, si les salariés ne sont pas heureux, c'est parce qu'ils ne sont pas assez « positifs », qu'ils ne font pas assez d'efforts et c’est donc de leur faute comme nous venons de le voir. 

    L’entreprise n'est, étonnamment, jamais remise en question


    Pourtant le bonheur, ou sans aller jusque-là, le bien-être au travail dépend de nombreux facteurs ne relevant pas uniquement du salarié. La marge de manœuvre d’un collaborateur est, il faut bien l’avouer, fortement limitée par son environnement de travail. Aussi prétendre qu’avec de la bonne volonté, il peut être heureux et ce quel que soit le contexte est hypocrite et de mauvaise foi.

    Les conditions de travail, la qualité du management, les relations avec les collègues, la culture d'entreprise sont autant d'éléments qui peuvent influencer le bonheur au travail et qui sont du ressort et de la responsabilité même de l’organisation. 

    Certains cyniques - dont je fais partie – ont d’ailleurs tendance à interpréter l’attention portée au bonheur de travailler comme une technique de manipulation pour détourner l’attention des causes réelles du mal-être au travail telles que les conditions de travail difficiles, le manque de reconnaissance ou bien encore le stress lié au travail.

    On peut d’ailleurs s’étonner qu’à l’heure où le bonheur est sans cesse vanté et mis en avant dans la sphère professionnelle, les maux du travail et la souffrance au travail (burn-out, dépression…) ne cessent, en parallèle, de gagner du terrain au sein des entreprises. 

    Probablement parce que le « bonheur prescrit » n’est qu’une coquille vide, un écran de fumée pour masquer le délitement des conditions de travail et les dysfonctionnements d’une organisation du travail devenue délétère. Les smoothies, cours de yoga et toboggans ne traiteraient pas les véritables problèmes des collaborateurs… Qui aurait cru 😉 !

    L’injonction au bonheur réussit, en effet, la prouesse de faire totalement abstraction du travail réel et de ne pas aborder la santé au travail.

    Or, comme l’écrit Prisca Lépine, dans son ouvrage intitulé « La Santé des Organisations – Fondation d’une culture d’entreprise qui se cultive » : « travailler sur le mieux-être sans passer par le mieux-faire d’abord est un concept d’évitement » et la principale source génératrice de risques psychosociaux. J’adhère à 10 000% et signe des deux mains. Avant de pouvoir prétendre atteindre un mieux-être ou le fameux bien-être au travail, on ne peut pas faire l’économie de la remise à plat du travail. 

    Il faut véritablement réfléchir au travail et penser le travail. C’est seulement ainsi que les organisations pourront « mettre en œuvre un environnement capacitant au sens de Pierre Falzon c’est-à-dire un environnement capable de générer un savoir-agir qui préserve les capacités d’action des individus, favorise l’intégration de ces derniers dans les collectifs de travail et contribue au développement cognitif des individus et des collectifs de travail. » [9]
  1. 💡 L’impasse sur les bienfaits des émotions négatives : Comme nous l’avons vu un peu plus haut, l’injonction au bonheur génère, de facto, la négation des émotions négatives. Or il est primordial pour les êtres humains d’adresser l’entièreté de leurs sentiments. Pouvoir exprimer ses émotions négatives est tout simplement indispensable. 

    Cela permet, d’une, de les gérer et de les dépasser et, de deux, les émotions dites négatives peuvent apporter de nombreux bienfaits aux organisations dont il est dommage de se priver délibérément.

    Les émotions dites négatives comme la haine, la frustration, la colère, le ressentiment sont intrinsèquement liées à toutes les logiques d’action et de réaction politique. Elles jouent ainsi un rôle essentiel, comme, notamment, celui de pousser à contester et in fine à résoudre une situation délétère, par exemple, améliorer les conditions de travail ou mettre fin aux agissements d’un manager toxique.

    « Ne privilégier que les émotions positives risque de priver les individus de toute capacité critique, de toute capacité de remise en question de l’ordre social quand bien même il ne serait ni moral, ni juste. Quels seraient les vecteurs du changement si nous ne nous en tenions qu’aux émotions positives que privilégient les tenants de la psychologie positive à l’honneur dans les entreprises modernisées où la critique est considérée en soi comme inutile et même maléfique. » [10]

    Ainsi, cette « tyrannie du bonheur » nuit certes aux collaborateurs individuellement et collectivement mais également aux organisations qui se privent de l’expression d’avis divergents, de retours constructifs et des bénéfices de l’exercice de l’esprit critique par leurs propres collaborateurs.

    Cela porte atteinte à leur capacité à se remettre en cause, à anticiper, à s’adapter aux évolutions du marché et à prendre, in fine, les bonnes décisions stratégiques au moment opportun. 

    Enfin, je finirai par une petite digression qui me tient à cœur avant la conclusion en précisant, comme le fait Eva Illouz dans Happycratie, qu’une personne hyperpositive en toutes circonstances montre, bien souvent, une « propension au désengagement émotionnel » […] « se révélant dans certaines circonstances peu empathique pour autrui, peu soucieuse d’autrui, peu solidaire d’autrui. » [1] 

    Les chercheurs ont, en effet, démontré que les individus constamment joyeux se montraient bien plus égoïstes que des individus à l’humeur plus mélancolique dans le cadre du jeu du dictateur [11] et faisaient moins preuve d’empathie objective avec comme corollaire « une forte tendance à la stéréotypisation ainsi qu’à des erreurs de jugement lorsqu’il s’agit d’expliquer [leur] propre comportement et celui d’autrui ». 

    Pas forcément étonnant de la part de personnes considérant qu’une personne malheureuse est la seule responsable de son sort. « Un monde où chacun est tenu responsable de sa souffrance réserve peu de place à la pitié et à la compassion ». [1]

Conclusion

« Kratia en grec, c’est le pouvoir. Happycratie, c’est le pouvoir par l’injonction au bonheur », résume Eva Illouz. C’est en tout cas la thèse qu’elle défend dans le livre « Happycratie : Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies » .

Sous l’impulsion de la pensée positive, le bonheur s’est immiscé partout, dans notre vie privée comme dans notre vie publique et cela ad nauseam. Résultats ? Les collaborateurs sont stressés, culpabilisent de ne pas être positifs et heureux en permanence, nient leurs émotions négatives et les maux du travail explosent littéralement.

Cette incitation à être positif et heureux coûte que coûte est, de plus, très souvent utilisée comme un simple écran de fumée pour déresponsabiliser les organisations. C’est une stratégie bien connue pour reporter la responsabilité sur les seuls individus et salariés échouant à être heureux au lieu de penser véritablement le travail et de se concentrer sur la remise en cause des pratiques alimentant la souffrance au travail.

J’espère que cette happinessisation - approche bonheurisante du travail touche bientôt à sa fin et sera remplacée par un mouvement plus nuancé favorisant le bien-être au travail et l’épanouissement personnel ; un mouvement plus en phase avec la réalité du terrain et des entreprises, avec les défis actuels ainsi qu’avec les attentes des collaborateurs ; un mouvement ni simpliste ni utopique mais ayant à cœur de repenser les modes de management et d’organisation à l’instar de la semaine de 4 jours évoquée dans mon article du mois dernier.[12] Ce dispositif de la semaine de 4 jours n’a pas vocation à apporter le « bonheur » aux collaborateurs mais à favoriser un meilleur équilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle et c’est déjà pas mal !

Enfin, je m’éclipse devant Eva Illouz pour le mot de la fin : « Ce sont la justice et le savoir, non le bonheur, qui demeurent l’objectif moral révolutionnaire de nos vies. »

Références

[1] « Happycratie : Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies » de Eva Illouz et Edgar Cabanas| Premier Parallèle

[2] « L’Euphorie perpétuelle: Essai sur le devoir de bonheur » de Pascal Bruckner | Grasset, 2000

[3]  Texte original du discours de Martin Seligman en 1998 | APA President Address 1998.docx (live.com)

[4] A quoi servent vraiment les CHO, ces nouveaux responsables du bonheur en entreprise? - Marion Perroud – Challenges

[5] La notion de greatwashing a été théorisée par les maîtres de conférences en sciences de gestion Jean-Christophe Vuattoux et Tarik Chakor dans leur article intitulé « Qualité de vie au travail : bienvenue dans l’ère du « greatwashing » » publié dans La Tribune

[6] Sketch Chief Happiness Dictator de Karim Duval

[7] Livre « La Comédie (in)humaine » de Julia de Funès et Nicolas Bouzou | J’ai lu

[8] Livre « Les servitudes du bien-être au travail », ouvrage collectif sous la direction de Sophie Le Garrec | Erès

[9] Article Taleez du 29 mai 2023 « Pourquoi le management a perdu de vue le travail réel ? » sur la conférence-débat d’Ibrahima Fall

[10 Livre « L’insoutenable subordination des salariés » de Danièle Linhart | Erès

[11] Jeu du dictateur — Wikipédia (wikipedia.org)

[12] Article Taleez du 22 février 2024 « Osez la semaine de 4 jours »

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À propos de l'auteur·e
Marie-Sophie Zambeaux
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Fondatrice @ReThink RH, éditorialiste RH, host du podcast "Histoires de Recruteurs".