Pourquoi l'évaluation devient une spécialisation dans le recrutement ?

Tania Ocana, Ph.D.
Pourquoi l'évaluation devient une spécialisation dans le recrutement ?

Sommaire

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Imaginez un.e recruteur, recruteuse
qui ne fait pas de sourcing
qui ne cherche jamais de candidat·e·s
qui n’écrit pas d’annonces et qui n’en diffuse pas
qui ne trie pas de CV
qui ne contacte pas ses candidat·e·s (oui oui, ni avant ni après l’entretien)

Mais que fait ce recruteur ?
Cette recruteuse ?
Non, c’est un RH ?
Ou un hiring manager ?

C’est moi, il y a 10 ans.
Une recruteuse, spécialiste de l’évaluation.

Si vous êtes surpris, c’est normal.

Pourquoi c'est rare ?

Les connaissances nécessaires pour bien évaluer les compétences ne sont pas enseignées dans les parcours RH.

(le listing des 250 questions à poser en entretien, pas mis à jour depuis les années 90, cela ne compte pas, hein ?)

illustration d'un campus

Pourquoi on ne l’enseigne pas ?

Car dans les universités, le programme de cours va dépendre des thématiques de chaque équipe de recherche.

Les professeurs qui interviennent dans les licences ou master RH sont des chercheurs en science de gestion. En France, peu s’intéressent au recrutement, et s’ils le font, les thèmes de recherche (marque employeur, onboarding) sont très loin de l'évaluation des compétences individuelles.  

Les sciences de gestion vont plutôt étudier les processus organisationnels et avoir une analyse au niveau d’un groupe de personnes et non des individus.

Une formation RH n’a donc pas pour objectif d’enseigner et de former à évaluer les compétences d’un individu.

Ce qui questionne encore plus le rattachement du métier de recruteur à la fonction RH.

Cette organisation conduit toute la profession à ne pas être formé sur l’évaluation, aspect central de notre métier.

Le recrutement n’est pas RH, l’évaluation l’est encore moins.

mauvaise direction

Et si l’on veut s’intéresser à l’individu, nous devons chercher dans une autre direction.
Une science qui s’intéresse à l’individu.

La psychologie pour mieux évaluer

Quand on dit psychologie, vous pensez “En thérapie” (très bonne série d’Arte).
Mais on va aller plutôt chercher des connaissances utiles pour muscler notre évaluation dans trois sous-disciplines moins connues de la psychologie.

A. La psychologie cognitive

Et la sous-discipline qui étudie le fonctionnement de notre mémoire, de notre attention, de notre raisonnement ou encore de notre perception.

On y découvre notamment toutes les façons dont notre cerveau peut se tromper : faux souvenirs, illusions d’optique, et tous les biais cognitifs.

Mais aussi que notre intuition n'est qu'une masse d'information que notre cerveau n'a pas pu traiter.

Ouvrage Think Fast, Think Slow de Daniel Kahneman

Car en tant qu’évaluateur, notre mission est d’être objectif et de baser notre évaluation sur des informations pertinentes pour prédire la réussite du candidat en poste.

Si on n’aide pas notre cerveau à se focaliser, on se laisse avoir lors de l’entretien, par ce candidat sympathique, ou celui qui était beau, ou qui joue au rugby.

On extrapole des compétences qu’ils n’ont pas (l’effet de Halo).

Et on oublie d’évaluer la capacité à collaborer dans un contexte professionnel.  

Mais un évaluateur doit pouvoir argumenter et justifier sa décision, qui imagine dire à un candidat :

“je ne sais pas, je sens que tu vas rater dans ce poste….  tu ne fais pas de rugby ”

Heureusement, conscient que certaines fonctions de notre cerveau peuvent dysfonctionner, les autres sous-disciplines essayent de trouver des solutions.

B. La psychologie du travail

C’est l’étude de l’individu dans une organisation.

Si je ne devais retenir qu'un seul principe utile pour un.e recruteur, recruteuse, c'est celui de l'analyse de poste.

Il est central.  

Cette méthode permet de définir les critères d’évaluation pour le recrutement, la performance, la mobilité interne, plan de formation, etc..

Pour évaluer, il nous faut des critères clairs.

Mais c’est laborieux et long à faire dans sa version complète.  

Il faut notamment constituer plusieurs groupes “d’expert métier” qui vont en plusieurs séances lister toutes les tâches du poste dans la plus petite unité possible.

Classer ces tâches : fréquence, importance, conséquence d’une erreur.

Puis identifier les connaissances, compétences et aptitudes nécessaires.

illustration groupe de travail

Mais pour le recrutement, on peut utiliser un raccourci, et passer directement à la méthode des incidents critiques. Cela consiste à demander au manager pour qui l’on recrute, de nous raconter des situations dans lesquelles quelqu’un a sur-performé, et au contraire des situations de sous-performance.

On fait détailler cette situation via la méthode CAR :  le Contexte de la situation, les Actions réalisé par la personne et le Résultat obtenus.

Ces infos nous permettent de faire ressortir les critères clefs pour le poste !

Une fois que les critères sont définis reste à choisir avec quelle méthode, nous allons évaluer ce critère.

C. La psychométrie - science de l’évaluation

C'est la science de la mesure des caractéristiques psychologiques d'un individu (= les maths de la psychologie).

Dans les caractéristiques psychologiques sont incluses : les compétences, les connaissances, les capacités cognitives, la personnalité, les valeurs… Pleins d’aspects intéressants pour le recrutement.

C’est en appliquant les principes de la psychométrie que sont créés tous les outils d’évaluation “sérieux”.

Une méthode ou un outil d'évaluation peut avoir plusieurs formes : questionnaire écrit, questionnaire oral (= entretien), mise en situation, échantillon de travail.

Pour s'assurer de faire une bonne évaluation, on doit s'assurer que les résultats obtenus répondent bien aux 4 principes suivants :

1. La validité prédictive

C’est la capacité d’une méthode à prédire un autre résultat.

On l’utilise beaucoup pour prédire la performance dans le poste.

Mais on peut essayer de prédire d’autres aspects (réussite en formation interne), intégration sociale dans l’entreprise, ect..

En 2022, une nouvelle recherche a montré que la validité prédictive d’un entretien structuré est 4,5 fois plus élevée qu’un entretien non structuré (18% vs. 4%).

L’entretien structuré est la méthode ayant un plus haut score de validité prédictive devant...Tout.

2. La validité du contenu

Reflète la capacité d’une méthode à mesurer ce qu’elle est censée mesurer.

Il est par exemple intéressant de vérifier qu’une question d’entretien mesure bien le critère que nous voulions mesurer et exclusivement celui-ci ?

3. La sensibilité

C'est la capacité d’une méthode à départager les candidats.

Si j'ai 50 candidats qui passent mon entretien, je dois pouvoir avoir observé que les notes extrêmes sont plus rares que les notes moyennes.

La répartition des scores doit ressembler à une cloche, une loi normale.

Sinon c’est anormal et il faut éliminer ou modifier la question.

répartition des résultats

4. La fidélité

C'est la stabilité d'une méthode d'évaluation.

Si un candidat repasse le même outil d'évaluation dans l'année, son score doit être identique ou presque.

Par exemple, le manque de stabilité dans le temps est l'un des principaux défauts du test de personnalité MBTI.

Petit rappel : il ne faut pas l'utiliser pour recruter !

Mais un autre aspect de la fidélité est important.

Quels apports pour le recrutement ?

  • C’est en appliquant les principes de la psychométrie à la méthode de l’entretien qu’est né l’entretien structuré pour en faire une méthode fidèle, valide et sensible !
  • Des connaissances en psychométrie sont obligatoires pour créer une méthode d'évaluation : échantillon de travail, test de connaissance spécifique à un poste. Mais attention, c’est une démarche assez longue, il faut plusieurs mois voire années pour avoir un test fiable.
  • Mais ces connaissances vont aussi être utiles pour choisir et challenger vos éditeurs d’outils d’évaluation. S’ils ne sont pas capables de vous donner des informations sur “les qualités métriques du test” alors passez votre chemin.

Ces connaissances ont longtemps été réservées aux psychologues et souvent inaccessibles aux recruteurs, recruteuses issues d’autres formations. Plusieurs entreprises françaises ont donc eu pour tradition d’embaucher exclusivement des psychologues pour recruter afin d’utiliser cette expertise d’évaluation.

Ma journée de spécialiste en évaluation

Comme mentionné en introduction, en tant que spécialiste de l’évaluation, mes missions étaient au maximum réduites, pas de tri de CV, sourcing, annonces ou même contact candidat·e·s en dehors de l’entretien.

Vous vous demandez peut-être ce que faisait de mes journées…

Allez retour dans le passé.

illustration planning de la journée

A. Une journée type

Début 9h30 - première étape de sélection

Les premiers résultats de tests arrivaient, car oui mes candidat·e·s pour la journée (environ 30) sont déjà là depuis 8 h.

J’analysais les résultats aux différents tests, ainsi que le CV avec un ou deux collègues (la prise de décisions en groupe limite les biais).

Ensuite, on annonçait les résultats de la sélection, avec un débrief immédiat avec les candidat·e·s non retenus (qui le souhaitent).

Les retours sont faciles à faire, car nos critères de sélection très factuels et très précis.

11H30 - Mise en situation de groupe

On présente une situation, laisse du temps à chaque candidat·e pour réfléchir et on les laisse prendre une décision collective.  

L’évaluation se faisait à plusieurs sur une grille d’évaluation spécifique à cette mise en situation.

13h30 - Entretien structuré

Je réalisais entre 3 à 5 entretiens par après-midi, et j’appliquais la méthode de l’entretien structuré.

En parallèle, les candidat·e·s rencontraient aussi le hiring manager.

Qui lui aussi utilisait cette méthode, car notre pôle formait au recrutement toutes les personnes qui en avaient besoin (RH, Managers).

18H - Décision

À la fin de la journée, la prise de décision se faisait à deux avec le hiring manager.

La particularité était que nous avions le même pouvoir de décision, un seul Non et le processus s’arrête pour le candidat.

Tout au long de la journée, j’ai à chaque étape du processus évalué le candidat sur chaque critère en donnant une note allant de 1 à 10. Cette notation était argumentée avec un compte rendu écrit.

Cette journée type, je la répétais 3 à 4 jours par semaine et en dehors de ces sessions de recrutement collectives, j'avais du temps pour me former.

B. Le temps d’auto-formation

Une journée ou une demi-journée minimum par semaine pour pousser son expertise.

Ce que j’ai pu faire :

  1. Approfondir l’analyse le poste

Une analyse de poste assez complète avait déjà été réalisée quelques années avant ma prise de poste.  

Mais j’ai complété avec :

  • Faire des vis ma vie sur le terrain.
  • La lecture de la documentation technique métier.
  • Comprendre les exigences de la formation interne.
  • Et bonus s'entraîner sur un simulateur de conduite de train (où j'ai carrément loupé des gares).
  1. Améliorer ma grille d’entretien structuré :
  • Test régulier de nouvelles questions
  • Ajustement dans l’échelle de notations
  1. Renforcer ma compréhension dans les tests d'évaluation.
  • Veille scientifique sur les méthodes d’évaluation.
  • Bien comprendre mes outils : relecture régulière des manuels de tests, notamment leurs limites.

Pourquoi séparer l'évaluation du recrutement ?

On a vu jusqu’à maintenant qu’il était possible de ne faire que de l’évaluation, et que cette spécialisation était jusqu’à maintenant plutôt réalisée par des psychologues.

Mais aujourd’hui les connaissances sont plus accessibles, il est donc possible d’étendre cette séparation à toutes les équipes recrutement.

illustration délimitation

Voici 3 avantages que vous pouvez avoir à créer un rôle de spécialiste de l’évaluation :

A. Avoir plus d'objectivité

Une des recommandations de la méthode de l’entretien structuré est d’éviter toutes informations additionnelles.

Les informations additionnelles peuvent contaminer notre évaluation.

Par exemple, je ne savais pas si le candidat en face de moi avait été sourcé ou avait postulé.

On commence sans a priori, car c’est très dur de lutter contre sa première impression.

Donc, on nourrit en premier son jugement avec des informations pertinentes.

Dans mon cas, les résultats aux tests d’aptitudes cognitives et moteurs étaient les premières informations que j’évaluais, puis le CV.

Cette règle n’est pas applicable lorsque l’on est en charge du process de A à Z, et oui, on peut vite avoir de la sympathie pour ce candidat qui nous a posé beaucoup de questions lors de la préqualification. Mais est-ce un critère important pour le poste ?

Souvent non.

La séparation des rôles permet d’avoir une évaluation plus objective et de limiter certains biais.

B. En faire une priorité

La diversité des missions du métier de recruteur nous oblige à constamment faire l'arbitre entre nos tâches :

  • Sourcer (identifier + contacter + relancer + relancer).
  • Marketer nos annonces
  • Suivre et échanger et les client·e·s et les hiring manager
  • Suivre et échanger avec les candidat·e·s.

Le problème, c’est que par manque de temps : « on échange » avec les candidat·e·s.

On néglige l’analyse de poste, la construction ou l’amélioration de nos grilles d’entretien.

Le temps est le premier obstacle à la mise en place de l’entretien structurée, il faut que cela soit la priorité de quelqu’un dans l’équipe.

C.  Gagner en expertise

Le temps gagné à se spécialiser va également impacter notre degré d’expertise.

On peut voir l’effet bénéfique de cette séparation sur le métier de sourceur, sourceuse.

Certaines entreprises ont séparé les missions de sourcing du recrutement.

Et arrêter de déléguer cette mission à des profils juniors.

C’est un métier que l’on peut faire toute sa vie.

Les conséquences de cette séparation, c'est qu'un·e spécialiste du sourcing à :

  • Plus de temps pour expérimenter et s’améliorer.
  • Donc plus de connaissances théoriques (booléens, persona, automatisation)
  • Donc plus d’expériences pratiques  (message d'approche, outils de sourcing, etc..)

C’est vrai pour le sourcing, c’est également vrai pour l’évaluation.

L’expertise en évaluation amène à :

  • améliorer de façon continue nos outils d’évaluation
  • approfondir nos connaissances théoriques en psychométrie.
  • gagner de la précision dans votre évaluation pour faire des retours au top à vos candidat·e·s.

Pour finir : 3 conseils pour muscler ton évaluation

Les choses à faire


  1. Bloquer du temps, en faire une priorité quitte à déléguer d’autres tâches.

Comprendre le métier pour lequel on recrute.

C’est un point que j’ai réussi à garder même dans un contexte de cabinet de recrutement où aucun poste ne se ressemble.

Mes actions :  essayer d’avoir le plus de temps possible avec mon client, pour faire un long brief de poste. En complément, lire de la documentation spécifique au métier ou même faire un MOOC (cours en ligne) si le domaine était trop éloigné de mes connaissances actuelles.

  1. Remettre en question son évaluation :

Ma décision est-elle basée sur des éléments factuels ?

Ai-je été parasité par une information non pertinente ?  

Ce critère est-il toujours d’actualité ?

Le niveau d’exigence de ce critère est-il adapté ?

  1. Faire des entretiens structurés.

Nous avons vu que c’est une méthode valide, fidèle et sensible.

Qu’elle permet de détecter plus facilement qui réussira dans le poste.  

Cette méthode nous permet d’être plus objectifs et factuels, ce qui facilite les retours candidats.

Oui, je suis une fan de cette méthode que j’ai commencé à utiliser il y a 10 ans car c’est incontournable pour avoir une vraie démarche d’évaluation.

Pour en savoir plus, je vous conseille cet article d’introduction  et si vous souhaitez gagner en expertise, seul ou en équipe, il y a nos formations en ligne et en présentiel à L’École du Recrutement.


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À propos de l'auteur·e
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