Vers la fin du télétravail ?

Marie-Sophie Zambeaux
Vers la fin du télétravail ?

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Certains y croyaient dur comme fer, le Covid allait révolutionner le monde du travail et sonner le glas du présentiel ! Mais à bien y regarder, est-ce vraiment le cas ? Certes la pandémie et son cortège de confinements ont accéléré de plus de 30 ans l'augmentation du télétravail telle qu'elle était prévue jusque-là.

Mais les choses sont en train de se tasser et la dynamique de s’essouffler 💨💨💨... pour ne pas dire s'inverser avec des résultats contrastés suivant les pays. La généralisation du télétravail n’aura-t-elle été qu’un phénomène passager aussi éphémère ou presque qu’un feu de paille ?

Je vous propose, justement, un petit tour d’horizon de la situation actuelle du télétravail. C’est parti !

Une nette dynamique de recul du télétravail dans le monde

Depuis quelques mois, il ne se passe quasiment pas un jour sans qu’on ne lise dans la presse ou qu’on entende à la radio ou à la télévision qu’une organisation a décidé de faire machine arrière concernant le télétravail et tout particulièrement parmi les grands acteurs américains. J’en veux pour preuves :

  • Zoom, la référence de la visioconférence, qui exige de ses employés habitant à moins de 80 kms d'un de ses sites, de revenir travailler dans ses bureaux à raison de 2 fois par semaine minimum. C'est donc la fin du tout télétravail. C’est loin d’être anecdotique pour ce mastodonte spécialiste de la collaboration à distance !
  • Google, pionnier des outils basés sur le cloud permettant aux équipes de travailler ensemble à distance, qui passe la consigne à ses collaborateurs de revenir sur site 3 jours par semaine et indique à ses managers qu'ils pourront tenir compte des absences sur site de leur N-1 dans les évaluations annuelles.
  • Citi, la banque américaine qui, depuis le 7 août, hausse le ton sur le télétravail et fait grimper d'un cran ses méthodes de surveillance en contrôlant les absences du bureau de ses 12 500 collaborateurs du Royaume-Uni en accédant à leurs données. Les « récidivistes » risquent une réduction de leur bonus, voire un licenciement.
  • JP Morgan qui bannit le télétravail pour ses managers, somme ses autres salariés d'être plus assidus et menace de prendre des « actions correctives » contre les réfractaires ;
  • Disney qui demande formellement à ses salariés d’être présents sur site du lundi au jeudi. Le nouveau patron, Bob Iger, déclare ainsi : « Je prévois de passer beaucoup de temps au bureau […] et j'espère ne pas me sentir seul. »;
  • James Dyson, industriel et deuxième fortune du Royaume-Uni, qui critique de manière acerbe le télétravail qu’il juge « destructeur » : « La compétitivité du Royaume-Uni tombe en poussière sous le diktat du travail flexible » ;
  • Evan Spiegel, le CEO de Snap, qui a ordonné à ses employés de revenir au bureau 4 jours par semaine afin de retrouver le « succès collectif » en sacrifiant le « confort individuel » qui résulte du travail à distance...
  • Elon Musk, patron de Tesla et SpaceX, qui a tout simplement demandé à ses employés de revenir au bureau ou bien de quitter l’entreprise. « Toute personne qui souhaite faire du travail à distance doit être au bureau pour un minimum de 40 heures par semaine ou quitter Tesla ». « Si vous ne vous présentez pas, écrit-il, nous considérerons que vous avez démissionné. »’

Outre ces exemples et déclarations, cela se traduit concrètement dans les offres d'emploi publiées.

Ainsi, selon Blomberg, le nombre d'emplois à distance proposé est en baisse avec 20 % des offres d'emploi incluant la possibilité de travailler depuis chez soi en février 2022 versus 14 % en septembre 2022 (chiffres fournis par LinkedIn et collectés dans 14 pays).

Le boom du flicage et de la surveillance

Ce mouvement de recul du télétravail s’accompagne d’une surveillance accrue des télétravailleurs que ce soit via une webcam traquant le regard, des enregistrements sonores intempestifs, un enregistreur de frappes au clavier, des captures d'écran des sites visités etc. Les entreprises ne manquent pas d’imagination.

Depuis la crise du Covid et l'essor du télétravail, les logiciels de surveillance de salariés se sont quasiment « normalisés » dans certains pays et tout particulièrement aux Etats-Unis où environ six employeurs sur dix utiliseraient des logiciels pour surveiller leurs salariés en télétravail.

Le phénomène est tel que même la Maison Blanche s’en est émue et a lancé une « public request for information » pour étudier de plus près l'utilisation par les entreprises de ces technologies, qui, selon elle, peuvent entraîner « de graves risques pour les travailleurs ». [1]

Vous allez me dire c’est bien beau tout ça mais qu’en est-il de la France ? Eh bien j’ai une bonne 😀 et une mauvaise nouvelle 😔.

La France, tout particulièrement réfractaire au télétravail

Commençons par la bonne nouvelle : en France, nous sommes heureusement a priori davantage épargnés par ce mouvement de surveillance et de flicage extrêmes grâce, entre autres, au « principe de proportionnalité » contenu dans l'article L. 1121-1 du Code du travail et au RGPD, qui interdisent une surveillance constante des salariés, « sauf dans des cas exceptionnels justifiés ».

En revanche, côté adoption du télétravail, nous sommes assurément à la traîne ! On s’en doutait un peu mais les résultats d’une récente étude de l'institut Ifo et de Econpol Europe sur le sujet sont édifiants et ne laissent plus de place au doute [2 et 3] !

grapique "Nombre moyen de jours payés en télétravail par semaine" entre avril et mai 2023, source Institut IFO, ECONPOL EUROPE

Ainsi, selon cette étude portant sur un échantillon de 42 400 répondants issus de 34 pays développés, la France se classe parmi les pays les plus réfractaires avec, en moyenne, seulement 0,6 jour de télétravail par semaine contre une moyenne mondiale de 0,9 jour.

C'est le Canada, suivi du Royaume-Uni puis des Etats-Unis qui font la course en tête avec respectivement 1,7 ; 1,5 et 1,4 jours de télétravail par semaine.

La France se démarque ainsi par sa résistance au télétravail❗ Or les travailleurs français plébiscitent fortement le travail hybride et souhaiteraient, selon cette même étude, pouvoir télétravailler 1,4 jour par semaine en moyenne.

Le constat étant posé, pourquoi la France est-elle ainsi tout particulièrement réfractaire et pour quelles raisons ?

Quels sont les freins français à l’adoption plus large du télétravail ?

La première raison est, selon moi, d’ordre culturel. En France, nous baignons dans une culture très ancrée du présentéisme pour ne pas dire que nous vouons un véritable culte au présentéisme. Les managers adorent « avoir sous la main » leur équipe et pouvoir les voir lorsqu’ils se promènent dans leur bureau.

Autre raison, c’est bien évidemment, le manque de confiance. Ne nous cachons pas derrière notre petit doigt. Qui n’a pas déjà entendu cette blagounette horripilante : « le télétravail c'est plus télé que travail » ?  Et ne parlons pas de cette punchline de Geoffroy Roux de Bézieux, lorsqu’il était encore président du Medef : « Pour certains salariés qui ne peuvent pas télétravailler, l’image du télétravail, c’est un peu la glande ! ».  Tout cela pourrait prêter à sourire si cela ne trahissait pas une réelle défiance française vis-à-vis du télétravail.

À cette problématique de confiance, se rajouter des doutes sur la productivité réelle en télétravail. Et là, c’est un peu difficile de s’y retrouver parmi de nombreuses études contradictoires.

Une dernière étude du MIT [4] est arrivée à la conclusion que le télétravail à temps complet nuirait significativement à la productivité des salariés et entraînerait une perte de productivité de 18%. Un bémol non négligeable cependant est à mettre en avant :  si cette étude a été menée en Inde avec des salariés de la data aux tâches facilement réalisables à distance, elle ne concerne que des collaborateurs fraîchement embauchés et télétravaillant à temps plein. Difficile d'en tirer des conclusions définitives sur le télétravail de manière générale...

Nombre d'études affirment, quant à elles, le contraire à savoir que la productivité serait boostée et améliorée par le télétravail. Le Bureau national de la recherche économique américain estimait, en 2021, que « le télétravail effectué dans l'économie postpandémique boosterait la productivité de 4,6 % par rapport à la période prépandémique. » Et une autre étude réalisée par Gilbert Cette, professeur d'économie à la Neoma Business School, aboutit à la conclusion, qu’en moyenne, une hausse de 1 % du nombre de télétravailleurs entraînerait une progression de la productivité de l'ordre de 0,45 %. Ainsi si l'utilisation du télétravail passait de 5 % des salariés - comme c'était le cas en 2019 -, à 25 % de deux à trois jours par semaine la productivité ferait un bond de 9 %.

Je suis totalement dans l’incapacité, à titre personnel, de départager ces différentes études et de prendre parti. En revanche, clamer haut et fort, que « le télétravail c'est plus télé que travail » me semble être une belle absurdité ! Certes, les tentations sont multiples à la maison ( télé, Netflix, canapé, tâches ménagères etc..) mais c’est oublier qu’au bureau, les distractions, le bruit intempestif et les heures de travail non productives sont légion (bruit assourdissant des open spaces, pauses café/cigarettes entre collègues, réunions qui s’éternisent…). Ceux qui font semblant de travailler à distance faisaient exactement la même chose en présentiel. La seule différence notable c’est la tenue 😉 !

Autre argument en défaveur du télétravail, ne pas être au bureau générerait davantage de comportements non éthiques. Eh bien, cette vision a été mise à mal par une récente étude sur les traders. En effet, les traders qui travaillent depuis chez eux commettraient cinq fois moins de fraudes financières que leurs collègues au bureau. Cela semble totalement contre-intuitif mais c'est la conclusion d'une étude publiée dans le European Financial Management Journal (4) qui se fonde sur les manquements professionnels de 162 traders au sein des cinq principales banques britanniques en 2020 au cours de la première période de confinement.

Les traders télétravaillant ont commis cinq fois moins de fautes professionnelles (7,3 %) que leurs collègues au bureau (37,6 %). Pourquoi me demanderez-vous ? La responsabilité en incombe - principalement mais pas seulement - aux fameux biais cognitifs et plus particulièrement aux biais de confirmation et de statu quo. Je m'explique :

  • Biais de confirmation : Au bureau, un trader serait témoin de mauvaises pratiques de la part de ses collègues et cela serait en quelque sorte "contagieux". Il se rendrait alors compte que ce comportement est répandu et toléré voire même considéré comme normal. Il serait donc "incité" à faire de même.
  • Biais de statut quo : Ce deuxième biais s'additionne au précédent. Il inciterait un trader à perpétuer de mauvaises pratiques en se disant que, de toute manière, le système fonctionnant comme cela, s'il ne fait pas de même, c'est lui qui sera désavantagé et aura moins de résultats/ n'atteindra pas ses propres objectifs. Dès lors, pourquoi prendre le risque de chambouler les pratiques établies et de challenger le statu quo ?

Autre inconvénient majeur du télétravail émanant cette fois-ci majoritairement des syndicats et des instances représentatives du personnel : télétravailler brouillerait les lignes entre la vie privée et la vie professionnelle et porterait atteinte au fameux équilibre vie privée/vie professionnelle tant plébiscité et recherché par les candidats et collaborateurs. Des études commencent à sortir mettant en avant le fait, qu’à fortes doses, le télétravail nuirait à la santé mentale des collaborateurs. C’est un message à entendre et à prendre indéniablement en considération.

Tout comme l’autre argument massue poussé par les organisations à savoir le « risque de désaffiliation » des salariés avec l'entreprise et le danger réel  d'un délitement du collectif de travail. Il est vrai qu’il est plus compliqué de créer une cohésion d’équipe dans un contexte de télétravail ou de travail hybride. Il est également plus difficile de former et de faire monter en compétences ses collaborateurs.

Pour autant, est-ce une raison suffisante pour ne pas proposer de télétravail et/ou faire machine arrière alors que les avantages sont nombreux ( flexibilité, gain de temps de transport…) pour les collaborateurs qui plébiscitent, enquête après enquête, le télétravail ?

Conclusion

« Le Monde d’après » ! Combien de fois avons-nous entendu cette expression utilisée comme synonyme de révolution ! La crise sanitaire allait sérieusement rebattre les cartes du monde du travail et sonner le glas du présentiel !  Vous alliez voir ce que vous alliez voir ! Malheureusement, la dynamique en faveur du télétravail est en train de s’essouffler dans le monde et tout particulièrement aux Etats-Unis et au sein des GAFAM qui donnent souvent le « la» en matière de tendance RH.

Et la France n’est pas épargnée par ce phénomène de recul, loin de là ! Elle semble même particulièrement réfractaire au télétravail avec 0,6 jour en moyenne par semaine. Or les travailleurs français plébiscitent fortement le télétravail et plus spécifiquement le travail hybride ! Bref, y'a comme qui dirait de la friture sur la ligne ! Cela risque de coincer assez rapidement et ne va pas aider les entreprises confrontées à des difficultés de recrutement croissantes.

Alors, certes, il y a des freins légitimes au télétravail (risques de désaffiliation des salariés avec l’entreprise, risques psycho-sociaux, intégration et formation moins « simples » a priori…) mais ce n’est, selon moi, pas une raison suffisante pour justifier un tel rétropédalage.

Ce qu’il convient de faire, c’est de mener une réflexion en profondeur sur l’organisation du travail et l’articulation présentiel/distanciel. Un trop grand nombre d’entreprises ne se sont pas encore attaquées aux réels problèmes et difficultés soulevés par le télétravail et se sont contentées d’actions cosmétiques.

Or elles ne peuvent pas faire l’économie d’une telle réflexion et d’un tel travail. C’est en tout cas ma conviction profonde ! Car même si elles décident de revenir au bon vieux présentiel à 100%, faire revenir leurs collaborateurs sur site pour ne rien faire de plus que ce qu’ils feraient chez eux est une hérésie et une source inépuisable de mécontentement et de démotivation. Elles en feront inévitablement les frais à moyen ou long terme !

Références

[1] Communiqué de la Maison Blanche Hearing from the American People: How Are Automated Tools Being Used to Surveil, Monitor, and Manage Workers? | OSTP | The White House

[2] Article des Echos « La France parmi les pays les plus réfractaires au télétravail » du 16 août 2023 | La France parmi les pays les plus réfractaires au télétravail | Les Echos

[3] Etude de l'institut Ifo et de Econpol Europe de juillet 2023 | EconPol-PolicyBrief_53_Working_from_Home.pdf

[4] Etude « Working from home, worker sorting and development » de David Atkin Antoinette Schoar Sumit Shindew | 31515.pdf (nber.org)

[5] Etude « Work-from-Home and the Risk of Securities Misconduct »  de Douglas J. Cumming, Chris Firth, John Gathergood, Neil Stewart du 5 avril 2023 |

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À propos de l'auteur·e
Marie-Sophie Zambeaux
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Fondatrice @ReThink RH, éditorialiste RH, host du podcast "Histoires de Recruteurs".